PAR M. AURÉLIEN DE COUSON
Avant-propos
Le Cartulaire de Redon, légué à l’archevêque de Rennes par M. l’abbé Debroise, ancien bénédictin, se compose de cent quarante-deux feuillets en parchemin, accompagnés de deux feuillets de garde. Le manuscrit, écrit en minuscule du XIᵉ siècle, mesure environ 37 cm sur 29 cm. Il est rédigé au recto et au verso, avec un changement notable d’écriture à partir du folio 110. L’encre devient plus foncée au folio 126, et le nombre de lignes augmente. Les dernières chartes semblent avoir été transcrites par plusieurs mains différentes.
Le cartulaire présente de nombreuses lacunes. La première apparaît au folio 8 verso, suivi directement du folio 51 recto, soit une perte de quarante-trois feuillets contenant environ cent chartes. D’autres lacunes existent aux folios 78, 98, 131, 160 et 184. En tout, on estime que 115 chartes sont manquantes. Des fragments de ces documents, extraits d’autres collections ou d’un second cartulaire de Redon, ont été ajoutés en appendice.
Deux copistes principaux sont identifiés dans le manuscrit :
- Judicael, témoin et rédacteur d’une charte datant de l’abbatiat de Péréuès (1045–1060)
- Guégon, mentionné dans un acte de 1089
Après cette période, l’écriture devient plus uniforme et les abréviations se multiplient. Les surnoms ou qualités des témoins sont parfois ajoutés en interlignes.
Certaines chartes avaient déjà été publiées, en partie, par Dom Lobineau et Dom Morice dans les Preuves de l’histoire de Bretagne. Cependant, les extraits étaient souvent tronqués. L’édition actuelle présente les textes complets, révélant des passages essentiels pour comprendre les institutions, la langue et les coutumes de l’époque.
L’ouvrage est structuré en cinq grandes parties :
- Les Prolégomènes
- Le texte des chartes
- Une notice latine sur l’abbaye de Saint-Sauveur de Redon
- Les anciens pouillés des neuf diocèses de Bretagne
- Les tables et index
Les Prolégomènes traitent de l’origine des Bretons, de leurs relations avec les Armoricains et les Francs, de la fondation de l’abbaye, et de la géographie historique et ecclésiastique de la Bretagne. Ils abordent aussi les subdivisions territoriales (pagi, trêves, commotes, etc.) et les vestiges antiques des peuples armoricains.
Une carte jointe indique les voies romaines, les limites des diocèses, des doyennés et des pagi, ainsi que les frontières de la langue bretonne aux IXᵉ et XIIᵉ siècles.
D’autres chapitres développent les résidences princières, les châteaux féodaux, les modes de navigation, les écluses et les voies publiques.
Les six derniers chapitres des Prolégomènes sont consacrés aux institutions, au régime féodal, à l’organisation judiciaire, à l’état des personnes et des terres, aux arts et métiers, aux redevances et services, ainsi qu’aux poids, mesures et valeurs.
Des éclaircissements complètent ou corrigent certains points. Ils incluent également des documents inédits, comme les mementos de la forêt de Brécilien.
Les tables de l’ouvrage comprennent :
- La table des sujets des Prolégomènes et des documents de l’annexe
- L’index chronologique des chartes
- L’index général des noms, lieux, titres et dignités
- L’index de l’appendice (fragments de chartes)
- La table générale des différentes parties
Un dictionnaire géographique latin-français accompagne l’ensemble, avec les noms des localités et leur mention dans les documents. Un errata termine le volume.
Ce travail, commencé de longue date, a été retardé par plusieurs circonstances. L’auteur remercie chaleureusement ses collaborateurs, notamment MM. Audren de Kerdrel, de la Borderie, de Blois, Le Jumeau de Kergaradec, Pol de Courcy, et Léopold Delisle, commissaire érudit qui a supervisé la publication.
Paris, le 1ᵉʳ novembre 1862
Chapitre I — Origine des Bretons et migrations
I. Anciennes populations de l’île de Bretagne
Mon intention n’est pas de rechercher à quelle époque l’île de Bretagne reçut ses premiers habitants. Laissant de côté les temps qui précédèrent la période historique, j’essayerai seulement de mettre en lumière les faits à peu près certains que nous ont transmis les principaux historiens de l’antiquité. C’est Jules César, le mieux informé de tous, que je vais d’abord interroger :
« L’intérieur de la Bretagne est habité, dit-il, par des peuples nés, selon la tradition, dans l’île elle-même, et le littoral, par des Belges qu’y avait attirés l’amour de la guerre et du pillage. Ces derniers ont presque tous conservé, dans leur nouvelle patrie, le nom des cités d’où ils sont sortis… Parmi les Bretons, les Cantii, qui habitent le bord de la mer, sont de beaucoup les plus civilisés ; leurs mœurs diffèrent à peine de celles des Gaulois. »
Ainsi, selon César, la Bretagne, primitivement habitée par des populations réputées autochtones, aurait été, plus tard, envahie par des Gallo-Belges qui s’établirent sur le sol conquis. Cette opinion, Tacite l’adopte également comme la plus vraisemblable :
« Quels ont été, dit le grand historien, les premiers habitants de la Bretagne, des indigènes ou des étrangers ? C’est ce qu’il est difficile de savoir dans ces pays barbares… À tout prendre cependant, il est à présumer que les Gaulois ont occupé le littoral voisin du leur. Les cérémonies religieuses y sont nées des mêmes superstitions ; le langage diffère peu. »
Voici maintenant un troisième témoignage, celui du vénérable Bède, l’homme le plus savant de son siècle, et qui connaissait à fond les origines de la nation bretonne :
« Primitivement, l’île de Bretagne eut pour habitants les Brittones, dont elle a reçu son nom, et qui, sortis du tractus armoricanus, s’adjugèrent les régions méridionales du pays. »
De ces textes rapprochés, il est permis de conclure qu’à une époque dont il est impossible de fixer la date, Albion fut d’abord occupée par des tribus détachées des premières peuplades établies en Gaule ; et que, après un laps de temps plus ou moins considérable, d’autres tribus, parties des mêmes rivages, c’est-à-dire des contrées occupées par les Belges, vinrent s’emparer de la lisière maritime allant du pays de Kent aux promontoires de l’ouest.
Le mot Belgae, mal interprété par quelques savants allemands, a fait croire que les Belges, en général, étaient des Germains. C’est une grave erreur, à laquelle on eût échappé si l’on s’était souvenu que la description de la Gaule, dans les Commentaires, est purement géographique. César, se fondant sur le témoignage des Rèmes, déclare que la plupart des peuplades de la Belgique descendaient des Germains, mais d’un autre côté, il affirme clairement que la commune origine des Gaulois et des Belges est établie, notamment lorsqu’il écrit que, de tous les Gaulois, les Belges sont les plus braves, parce que voisins des Germains, ils leur font continuellement la guerre.
Il serait difficile de trouver un texte qui établît plus catégoriquement que les Belges n’appartenaient pas à la même nation que les Germains.
Preuves complémentaires :
- Les Tectosages, reconnus comme Gaulois, et les Vénètes armoricains, faisaient partie de la Celtique mais sont appelés Belges par Cicéron, Ausone et Strabon.
- Le roi Divitiac, chef des Suessions, régnait aussi sur la Bretagne ; son nom gaulois prouve leur origine.
- Saint Jérôme atteste que les Galates parlaient une langue proche de celle des Trévires.
- Les noms d’hommes, de peuplades et de lieux sont similaires entre les Belges (insulaires et continentaux) et les Gaulois.
- Le druidisme, professé par les Celtes et les Belges, n’existait pas chez les Germains.
Les Belges étaient-ils des Cimbres ?
Cette hypothèse, soutenue par quelques auteurs, est jugée peu probable. Aucun écrivain antique n’appelle ainsi une peuplade de la Gaule ou de la Bretagne. Les Cimbres furent ennemis constants des Belges. Admettre qu’un peuple changeât son nom pour adopter celui de ses pires ennemis paraît inadmissible.
Les Kymri (Cymri)
Le nom de Kymri est également d’apparition tardive. Ni César, ni Tacite, ni aucun historien romain ou grec ne mentionne les Kymri. Ce terme n’apparaît que bien plus tard, après le triomphe des Anglo-Saxons. Il désignait non une origine ethnique, mais un statut juridique : celui d’homme libre.
La Loi des Gallois dit clairement :
« Le Cymro est l’homme libre d’origine, issu de père et mère Cymri, sans tache de servage ou d’esclavage, sans mélange de race. »
Ainsi, Cymro désigne un statut civil, pas une nation. Comme le Quirites romain, le Cymro est un citoyen, non une origine ethnique. Le mot est donc postérieur à l’installation des Bretons en Armorique et ne fut jamais employé dans la Bretagne insulaire du haut Moyen Âge.
À Rome, le civis optimo jure, c’est-à-dire le citoyen investi du privilège de porter les armes et d’assister aux assemblées, s’appelait Quirites : le Cymro n’était pas autre chose.
Mais le mot, je le répète, remontait à une époque si peu reculée, que les clans bretons, qui, du Ve au VIIe siècle, vinrent occuper une grande partie de la presqu’île armoricaine, ne purent l’y transporter avec tant d’autres noms empruntés à la mère patrie.
Aussi, Sidoine Apollinaire, Jornandès, saint Gildas, le continuateur de la chronique du comte Marcellin, Grégoire de Tours, Marius d’Avenches, Fortunat, Gurdestin, Éginhard, Ermold le Noir, ne parlent-ils que des Britanni ou des Brittones.
Or, ce silence sur les Kymri ne prouve-t-il pas qu’entre leur nom et celui des Cimbri existait une simple analogie de sons, qui n’implique nullement l’identité de race entre les Bretons et les Cimbres ?
II. Belges, Gaulois, Germains : distinction des peuples
Contrairement à une idée répandue au XIXᵉ siècle, les Belges n’étaient pas des Germains. César précise que plusieurs peuples de la Belgique (Eburons, Condruses, etc.) étaient issus de migrations germaniques, mais il distingue bien les Belges des Germains proprement dits. Les Belges sont des Gaulois courageux, habitués à combattre les Germains.
Des auteurs antiques (Cicéron, Ausone, Strabon) considèrent même que des peuples typiquement celtiques, comme les Vénètes et les Tectosages, étaient aussi des Belges. Les noms de lieux, la langue, et surtout la religion druidique commune aux Belges et aux Celtes confirment leur parenté.
III. Les Cimbres et les Kymri : une confusion tardive
Certains auteurs gallois modernes ont voulu identifier les Bretons aux anciens Cimbres, mais cette thèse est historiquement infondée. Aucun auteur classique ne parle de Kymri dans l’Antiquité. Le mot apparaît beaucoup plus tard, au Pays de Galles, pour désigner les hommes libres d’origine bretonne. Il signifie « compatriote » ou « membre du même peuple », sans référence ethnique ancienne.
Les Kymri sont donc une construction postérieure à l’arrivée des Anglo-Saxons. Ce nom n’était pas en usage à l’époque où les Bretons ont migré vers l’Armorique, et il ne figure dans aucune source antique ou alto-médiévale.
IV. Les Bretons sous l’Empire romain
Dominateurs sur l’île, les Romains finirent par abandonner la Bretagne aux invasions barbares. Les Bretons, épuisés par les luttes contre les Pictes et les Scots, demandèrent en vain de l’aide à Rome. L’Église locale se développa néanmoins, bien que la pression extérieure devînt de plus en plus forte.
Vers 446, les Bretons adressent à Aétius une lettre célèbre : « Les Barbares nous poussent à la mer, la mer nous rejette vers les Barbares. » Ce cri de détresse resta sans réponse.
V. L’émigration vers l’Armorique
Les Bretons, confrontés à l’effondrement de leur société, durent fuir leur île. Beaucoup s’installèrent dans la presqu’île armoricaine, encore faiblement peuplée à la suite des crises du Bas-Empire. Saint Gildas évoque avec émotion ces exilés embarqués dans la douleur, chantant les psaumes et les lamentations au vent des voiles.
Ces migrations s’étalèrent sur plus d’un siècle, les premières colonies s’établissant au sud (Cornouaille), puis au nord (Domnonée, Léon, Trégor, etc.). Des chefs comme Riothime, Riwal et Conoël accompagnèrent ces vagues d’exilés. Ils apportèrent leur langue, leurs lois, leurs usages et leur clergé.
VI. Résistance des Bretons aux Mérovingiens
Une fois établis en Armorique, les Bretons durent affronter les ambitions des rois mérovingiens. Le territoire, qui avait servi de refuge, devient un enjeu de domination. Malgré les campagnes militaires des rois francs, les Bretons conservèrent leur indépendance relative. Ils purent ainsi maintenir une culture insulaire enracinée, avec son droit propre, sa langue et son Église.
Chapitre II — Fondation de l’abbaye de Redon et premières institutions religieuses de la Bretagne
I. Le contexte politique et religieux
Au début du IXᵉ siècle, la Bretagne subit de profonds bouleversements. Les anciens pagi armoricains sont divisés entre influences franques, gallo-romaines et bretonnes. C’est dans ce contexte de tensions et de quête d’autonomie que naît l’abbaye de Redon, destinée à devenir un pôle religieux majeur.
Charlemagne, soucieux de christianiser les régions périphériques de l’empire, encourage la fondation de monastères suivant la règle de saint Benoît. Dans le même temps, les Bretons cherchent à affirmer leur propre spiritualité, distincte de celle imposée par les évêques francs.
II. Le rôle de Nominoë
Nominoë, nommé en 831 missus imperatoris par Louis le Pieux, gouverne la Bretagne avec prudence. Chrétien fervent, il comprend l’importance de s’appuyer sur une autorité monastique indépendante des prélats francs pour renforcer l’unité bretonne.
C’est sous son autorité que germe l’idée de créer une abbaye « nationale », susceptible de servir de foyer spirituel, de centre de copie, de refuge politique et d’espace de négociation avec les Carolingiens.
III. Conwoïon, fondateur et premier abbé
Le moine Conwoïon, originaire du pays de Vannes, se retire d’abord dans la solitude du lieu appelé Redon, au bord de la Vilaine. Il est rejoint par quelques disciples. Sa réputation de vertu et de rigueur attire l’attention de Nominoë, qui voit en lui l’homme idéal pour diriger la nouvelle fondation.
Conwoïon obtient la protection du roi Louis le Pieux, puis une charte d’immunité pour l’abbaye. Redon devient un monastère bénédictin autonome, exempt des droits de l’évêque de Vannes, ce qui crée des tensions mais affirme la singularité de l’établissement.
IV. La fondation de Redon
La fondation officielle de l’abbaye de Saint-Sauveur de Redon a lieu vers 832–833. Elle reçoit des donations des princes bretons, mais aussi des seigneurs francs et des petits propriétaires. Le cartulaire conserve les chartes de ces actes, témoins d’un réseau complexe d’influences et d’échanges entre paysans, comtes, évêques et abbés.
L’abbaye bénéficie d’un droit d’asile, d’une juridiction propre, et d’une indépendance vis-à-vis des seigneurs laïques. Elle devient rapidement un centre d’alphabétisation, d’enregistrement des actes, et de transmission du droit coutumier breton.
V. La communauté monastique et ses pratiques
Les moines suivent la règle de saint Benoît, avec adaptations locales. Le latin est langue liturgique, mais les chartes montrent aussi des noms et expressions bretonnes. La communauté vit de dons, de terres cultivées par des colons (coloni, servi, manentes), et de revenus d’églises, moulins et forêts.
Conwoïon impose une rigueur morale, mais ouverte : Redon est un lieu d’accueil pour les clercs en exil, les nobles repentants, les femmes pieuses, les artisans qualifiés. Les moines pratiquent l’écriture, la musique, la copie de manuscrits, la médecine et l’agriculture.
VI. Rayonnement de Redon
Durant les décennies suivantes, Redon devient un pôle intellectuel et politique majeur en Bretagne. L’abbaye entretient des relations avec Tours, Reims, Saint-Martin de Marmoutier et même Rome. Les souverains bretons comme Erispoë, Salomon, puis Alain le Grand s’appuient sur elle pour légitimer leur autorité.
Le cartulaire témoigne aussi de la sédimentation du pouvoir : les donations renforcent le contrôle territorial de l’abbaye, qui devient propriétaire de villages entiers, de ports fluviaux, de voies de passage et d’édifices religieux.
Chapitre III — Subdivisions territoriales et géographie ecclésiastique de la Bretagne
Cartulaire de l’Abbaye de Redon en Bretagne. Publié par Aurélien de Courson
Les moines de Saint-Sauveur de Redon ne possédaient de propriétés que dans les cinq évêchés de Vannes, Rennes, Nantes, Cornouaille et Saint- Malo. Mais comme les quatre autres diocèses de la péninsule, c’est-à-dire ceux de Léon, de Tréguier, de Saint-Brieuc et de Dol, furent formés de démembrements des anciennes cités des Osismes, des Curiosolites et des Rhedons, ces quatre nouveaux diocèses doivent entrer aussi dans le cadre de mon travail, dont la première partie sera consacrée à la géographie politique et la seconde à la géographie ecclésiastique.
Avant de donner la topographie de chacune des cinq cités de la presqu’île armoricaine , j’examinerai un petit nombre de questions générales, qu’il importe d’éclaircir, dès ici, pour n’avoir point à y revenir sans cesse :
- I . Des diverses applications du mot Armorique.
- Cartulaire de l’Abbaye de Redon en Bretagne. Publié par Aurélien de Courson
- II. Division des cités gauloises en piigi.
- III. Le comitatus sous les Francs.
- IV. La centaine, la vicairie ou viguerie, la plels, la condita.
- V. La commote, la trêve [Tref), la ri7/a, le hameau, la terre, Bot, Kaer, Ran , etc.
- VI. Des noms de lieux.
I. Les pagi : circonscriptions héritées de l’Antiquité
La Bretagne, à l’époque carolingienne, est divisée en plusieurs pagi, héritiers directs des cités gallo-romaines. Ces pagi sont des entités administratives, militaires et fiscales. Ils correspondent souvent à des réalités ethniques ou naturelles plus anciennes.
Parmi les plus notables : le pagus Redonicus (autour de Redon), le pagus Nauntonensis (Nantais), le pagus Vénéticus (Vannetais), le pagus Coriosolitus (Lamballe), ou encore le pagus Domnonée, centre du pouvoir du nord breton.
Chaque pagus est gouverné par un comte ou un chef local, souvent d’origine noble, et doté de prérogatives militaires et judiciaires.
II. Les trêves et vicairies : subdivisions locales
À l’intérieur des pagi, on trouve des subdivisions appelées trêves (trevo, treff) ou vicairies (vicaria). Ces circonscriptions forment les unités de base de l’organisation civile et religieuse.
Les trêves désignent généralement un territoire rural autour d’une église ou d’un hameau principal. Leur nom est conservé dans de nombreuses toponymies modernes (Treffléan, Treffrin, Trévou, etc.). Elles jouent un rôle religieux (lieu de culte), judiciaire (siège d’un plaid), et économique (foire, marché).
Les vicairies, quant à elles, sont souvent des entités fiscales. Elles regroupent plusieurs trêves ou villages, et leur chef est chargé de la collecte des redevances, des amendes, et de l’application des ordalies.
III. Les doyennés et archidiaconés
Sur le plan ecclésiastique, les pagi sont rattachés à des diocèses, eux-mêmes divisés en archidiaconés et en doyennés. Le cartulaire mentionne plusieurs de ces subdivisions : doyenné de Bains, de Porhoët, de Dol, etc.
Chaque doyenné comprend une dizaine de paroisses rurales. Le doyen, souvent moine ou chanoine, est chargé de la visite des églises, de la discipline du clergé et du bon usage des revenus ecclésiastiques.
L’archidiacre, placé au-dessus des doyens, supervise plusieurs doyennés et représente l’évêque en son absence. Il a parfois un pouvoir juridictionnel sur les différends entre moines et laïcs.
IV. Les paroisses et lieux de culte
Le réseau paroissial est déjà bien établi au IXᵉ siècle. Chaque paroisse possède une église, souvent dédiée à un saint local ou irlandais (saint Méen, saint Tugdual, saint Samson…). L’église est généralement construite sur un site antique christianisé.
Certaines églises rurales dépendent de grandes abbayes comme Redon, Landévennec ou Saint-Gildas. Ces dépendances donnent lieu à des conflits de juridiction avec les évêques diocésains.
La paroisse constitue aussi une unité fiscale. Les fidèles doivent la dîme à l’abbé ou au curé, selon les cas. Ces redevances sont consignées dans les chartes du cartulaire.
V. Les limites de la langue et de l’influence bretonne
Le chapitre mentionne aussi la ligne de partage linguistique entre le breton et le roman. Cette frontière suit approximativement une ligne allant de l’embouchure de la Vilaine à la baie de Saint-Brieuc. À l’est, on parle le roman (futur gallo), à l’ouest, le breton.
Les pagi de Vannes et de Redon sont des zones mixtes. Le cartulaire y présente des actes en latin, avec des noms et mots d’origine bretonne dans les toponymes, confirmant l’enchevêtrement des deux langues.
Cartulaire de l’Abbaye de Redon en Bretagne. Publié par Aurélien de Courson
VI. Des noms de lieux.
Cartulaire de l’Abbaye de Redon en Bretagne. Publié par Aurélien de Courson
La langue bretonne, avant les invasions normandes, était parlée dans la plus grande partie de l’évèché de Vannes, dans le pays de Guérande et dans les diocèses de Cornouaille, Léon, Tréguier, Saint-Brieuc, Saint-Malo et Dol ‘. L’ancienne limite séparative enti-e le pays gallo et le pays bretonnant
est marquée sur ma carte par une ligne qui, partant des bords du Couesnon, au nord de la péninsule , traverse le territoire de Pleine-Fougère , Cuguen Lanrigan, Langouet, Langan, Mordelles, Bréal, Goven, Fougeray, Pierric, leGàvre, Quilly, Québillac, Cambon et Branbu, pour aller aboutira l’em- bouchure de la Loire, au sud, en laissant la ville de Donges un peu sur la gauche.
Après l’occupation de la péninsule par les Normands, les limites du bre- ton durent nécessairement se resserrer. On peut estimer que cette langue incessamment refoulée vers l’ouest, recula de quinze à seize lieues sur toute la ligne, excepté, toutefois, dans cette partie des anciens doyennés de Péaule et de la Roche-Bernard qui renferme les paroisses de Limerzel Billiers, Camoel, Herbignac, Saint-Lyphard, Poulpu et Saint-Nazaire. Dans cette zone exceptionnelle, où l’on trouve encore un si grand nombre de terres et de villages dont les noms commencent par les monosyllabes ker, tref, pen, etc. et où le breton est resté mêlé, en proportion assez considé- rable, avec l’idiome des contrées voisines; dans cette zone, dis-je, la langue des descendants de Riothime et de Waroch perdit moins de terrain et per- sista plus longtemps qu’ailleurs.
En examinant avec quelque attention les noms de paroisses inscrits sur notre carte , le lecteur remarquera que , en avançant vers la Bretagne bretonnante, les noms de lieux, presque semblables, dans les pays gallos de Rennes et de Nantes, à ceux du reste de la France, changent brusquement de physionomie et commencent tous par des monosyllabes caractéristiques, de telle façon que les traces de l’occupation du pays par les Bretons insulaires sont en quelque sorte inscrites à chaque pas sur le sol. Voici la liste à peu près complète de ces préfixes et de ces affixes, dont les uns sont des prépositions, les autres des substantifs ou des adjectifs :
Cartulaire de l’Abbaye de Redon en Bretagne. Publié par Aurélien de Courson
Ar, sur; Ar-mor, sur la mer’; Aux,
AoT, rivage de la mer^;
Batz, écueil à fleur d’eau ^;
Bot, village, habitation rurale*
Bras, grand , mais plutôt gros
Bre, Bren, Bron, montagne, colline, mamelon' »‘, Bro, province, pays »;
Carn, amas de pierres
CoET, bois , forêt
CoMPOT, commote, demi-canire/ » (demi-centaine) ;
CoNC, baie formant bassin et où des navires peuvent trouver un abri « ;
Cran, bois, forêt ^^;
Cruc, acervus; tumulus
CwM, CoMB, CoNS, vallée
Faol Fav Fol; hêtre’
Frot, Frout, torrent, eau courante-; GoR, au-dessus’;
GuER , GoEZ, ruisseau ^;
GuERN, Wern, lieu planté d’aunes ^;
Gwic, bourg
Hen, vieux (Henpont)^;
HiR, long *;
Kaer, Rer, Caer, village, château, métairie °;
KiLL, ermitage, refuge, oratoire ‘°;
Lan, église, monastère, terrain consacré »;
Les, Lis, cour de justice, demeure seigneuriale, palais’-; Lin, étang, lac »;
LoG , loge , ermitage , oratoire « *
Mael, bénéfice, seigneurie’
Maen, Men, pierre ‘;
Maes, Mes, champs, culture à la porte d’une ville -;
Mar, Mer, Meur, Moit, grand, vaste, étendu^;
MoR mer ‘ ,
Nant, ruisseau, rivière ^;
Pen , tète , sommet , extrémité
Plou, tribu, territoire, paroisse; Ponz , PoRTH , pori , entrée , porte
Pou province , cité , territoire ^
PouL, baie, excavation, trou’;
Pren, bois, forêt ‘ »;
Ran, portion de terre, habitation « ;
Ros, terrain en pente douce et arrosé ‘-; Steyr, Ster, Ester, rivière »;
TouL, même signification »;
Tre, au delà; Poa-tre-coet , pagus transsiivam
Tref, Trev, Treo, Treu, village, trêve >;
Très, Traes, sable, grève, rivage ^
Tron, Traon, vallée, vallon
Cartulaire de l’Abbaye de Redon en Bretagne. Publié par Aurélien de Courson
Les noms de lieux, ai-je dit ailleurs, sulFiraienl, à défaut de chartes,
pour miirquer les frontières du pays oii s’établirent les émigrés du v’ siècle. En eflct , lorsqu’on se dirige vers la contrée restée bretonne en dépit de tant de bouleversements, un fait étrange présente: la plupart des noms de châteaux ou de grandes métairies sont formés de deux mots soudés en- semble, et dont le premier appartient à la langue française, tandis que le second est un mot breton : ainsi la Ville-Hélio\ la Ville Gourion, la Ville- Raut, etc. On remarquera que la première partie de ces noms [Ker) a été traduite, tandis que l’autre, dont on ignorait probablement la signification est restée bretonne. Ici donc la langue rend témoignage des combats soute nus, des pertes éprouvées et d’une résistance plus ou moins indomptable «Les langues s’en vont, disait naguère M. Alfred Maury, mais les lieux
qu’elles ont habités gardent dans leurs noms l’empreinte puissante de leur vocabulaire, et ces noms disent aux générations suivantes quelques mots des «idiomes qu’on ne parle plus. Voilà pourquoi les philologues ont recueilli, «avec tant de soin, les appellations, en apparence insignifiantes, de chétifs « villages et de localités peu connues. »
Chapitre IV — Monuments et vestiges antiques en Bretagne
I. Les voies romaines
La Bretagne conserve les traces nombreuses d’un ancien réseau routier romain, qui reliait les cités entre elles : Vannes, Corseul, Carhaix, Nantes, Rennes, et Brest. Ces routes pavées, dites « chemins ferrés », traversaient les forêts, les vallées et les monts.
Le cartulaire mentionne à plusieurs reprises la présence de ces chemins, utilisés encore au IXᵉ siècle pour le commerce, les missions religieuses et les déplacements militaires. Les « strata romana » sont parfois indiquées dans les chartes comme limites de propriété.
Les principales voies traversaient :
- De Vannes à Carhaix par Locminé et Pontivy
- De Nantes à Rennes et Dol
- De Rennes à Corseul, en remontant la Rance
- De Redon à Blain, puis au cœur du pays nantais
II. Ruines gallo-romaines et oppida
De nombreux oppida (hauts lieux fortifiés) ont survécu à l’époque carolingienne, servant de points de repère, de refuges ou de lieux sacrés. Certains d’entre eux sont réoccupés par des monastères ou des châteaux.
Des ruines sont visibles à Corseul, ancien chef-lieu de cité ; à Vannes, dans les remparts et les thermes ; à Carhaix, sous le nom de Vorgium. D’autres vestiges isolés sont cités dans les actes : colonnes, pierres sculptées, autels, bornes milliaires.
Ces monuments sont parfois interprétés dans les chartes comme des témoins de la grandeur passée, mais aussi comme des signes divins, ou des restes maudits d’un monde païen.
III. Inscriptions et épigraphie
Les moines de Redon semblent avoir conservé le souvenir de certaines inscriptions antiques. Si peu sont retranscrites dans le cartulaire, les mentions de stèles ou de pierres gravées sont fréquentes.
Certaines pierres utilisées dans les églises proviennent d’anciens temples ou thermes. On trouve encore des noms latins dans les toponymes, notamment ceux finissant en -acum, -anum, -iacum, marques d’un passé gallo-romain.
IV. Noms antiques conservés dans les chartes
Les chartes du cartulaire conservent, souvent sans le savoir, des noms de lieux très anciens. On y trouve :
- Des noms de pagi issus de tribus celtiques : Vénètes, Osismes, Coriosolites, Namnètes
- Des hydronymes d’origine pré-romaine : Vilaine, Ellé, Aulne, Scorff
- Des noms de lieux dérivés du latin : Castanetum (Châtaigneraie), Forum (Le Faou), Turris (Tour)
Ces noms sont la preuve d’une continuité remarquable entre les époques gauloise, romaine et bretonne.
V. Christianisation des anciens lieux sacrés
Nombre de sanctuaires romains ou celtiques ont été remplacés par des églises, chapelles ou croix. Le phénomène de christianisation des lieux est bien attesté dans les chartes.
Une fontaine païenne devient un lieu de pèlerinage chrétien ; une colline dédiée à un dieu celte est consacrée à saint Michel ; un bois sacré devient un ermitage.
Les moines de Redon, en s’installant dans ces lieux, s’inscrivent dans une continuité sacrée. Ils réinvestissent symboliquement l’espace ancien pour le purifier et le convertir.
Chapitre IV bis
Arts, métiers et hiérarchies sociales
§ I. Les classes sociales
- Trois grandes classes : les nobles (haute et petite), les hommes libres, les villani (censitaires, colons, serfs).
- Les femmes pouvaient aussi détenir et transmettre des biens.
§ II. Les métiers
- Avant l’an 1000 : peu d’artisans hors monastères.
- Après les invasions normandes : apparition de corps de métiers dans les villes.
- À Redon, les drapiers étaient organisés dès 1060.
« Le commun des habitants de Redon refusa un jour de payer l’impôt aux religieux, qui durent faire appel au duc. »
§ III. L’héritage des coutumes gallo-bretonnes
- La quévaise (droit de tenure héréditaire) persistait encore au XVe siècle.
- En Galles comme en Bretagne, les derniers nés héritaients des terres (juniorat).
Chapitre V
Du droit de propriété et des bénéfices
Les documents du Cartulaire de Redon permettent de définir les concepts de propriété héréditaire (hereditas), bénéfice à vie (beneficium), et *précaires ecclésiastiques.
§ I. L’hereditas
L’hereditas désigne une propriété pleine et transmissible, mais relevant d’un seigneur. Les différends concernant ces terres étaient jugés devant des seigneurs locaux appelés mactyerns.
§ II. Fusion de la souveraineté et de la propriété
Dès le IXᵉ siècle, les détenteurs de fiefs en Bretagne exercent des droits judiciaires, militaires et fiscaux. Certaines chartes accordent des terres « avec tous droits de juridiction ».
§ III. Système féodal armoricain
La féodalité bretonne repose sur trois devoirs :
- Conseil
- Jugement
- Service militaire
« Salomon, roi de Bretagne, fut contraint d’abandonner son pèlerinage à Rome sur décision de l’assemblée. »
Chapitre VI
Organisation judiciaire chez les Bretons
§ I. Composition des tribunaux
Les décisions majeures étaient prises en assemblée, réunissant les nobles laïques et ecclésiastiques. Ces cours collectives jugeaient les litiges, même entre moines et seigneurs.
§ II. Types de plaids
- Les grandes assemblées nationales, convoquées par les princes.
- Les plaids ordinaires, locaux, sous l’autorité de seigneurs paroissiaux.
Une charte de 858 décrit un procès devant la noblesse locale.
« Cum consilio Britanniæ nobilium tam sacerdotum quam laicorum. »
Chapitre VII
Les chartes et le système daté
§ I. Repères chronologiques
De nombreuses chartes datent des événements majeurs comme :
- 816 : Mort de Charlemagne
- 845 : Bataille de Charles le Chauve et Nominoë
- 856 : Évêque de Vannes prisonnier des Normands
§ II. Expressions locales
Certaines chartes utilisent des expressions bretonnes anciennes (ex. : enechgnerthe, faou, jloch, etc.) souvent traduites en latin.
« Enechgnerthe : prix de la virginité »
(Chartes de 821 à 876)
Chapitre VIII
Vie municipale et conflits civils à Redon
Les habitants de Redon participaient activement à la vie municipale. Des conflits éclatèrent entre moines et bourgeois pour la préséance dans les assemblées.
- En 1689, le parlement de Bretagne rendit un arrêt en faveur des moines.
- En 1791, les autorités civiles contestèrent à nouveau leurs droits.
Malgré cela, les religieux conservèrent longtemps un rôle important dans la gestion communale.
Chapitre IX
Divisions ecclésiastiques de la Bretagne
§ I. Diocèse de Rennes
Fondé postérieurement à celui de Nantes. Premier évêque connu : Febediolus (Concile de Fréjus).
§ II. Pagus Redonensis
- Gouverné par un comte mérovingien,
- Subdivisé en centaines équivalant à de grandes paroisses,
- Le découpage religieux reprend largement l’organisation romaine.
Exemples : Laiilé, Molac, etc.
Chapitre X
Prix des terres et redevances
Le Cartulaire contient de nombreuses indications sur :
- Le prix des terres
- Le montant des rentes en monnaie ou nature (miel, porcs, laine)
Une terre valait parfois 2 sous, un bénéfice 6 deniers.
On y lit : « Ego Alanus… dedi monasterio… cyathos mellis. »
(Je donne au monastère des pintes de miel)Chapitre XI
Dates historiques notables
Les chartes évoquent des événements marquants :
- 816 : mort de Charlemagne
- 833 : gouvernement de Nominoë
- 845 : bataille entre Charles le Chauve et Nominoë
- 876 : mort du roi Salomon
- 878 : restitution d’Arzon par Alain le Grand
Chaque acte devient ainsi un repère chronologique de l’histoire bretonne.
Chapitre XII
Observations générales
La diversité des institutions, coutumes et langues démontre l’originalité persistante de la Bretagne médiévale.
« La Bretagne mérite de figurer en tête des monuments historiques publiés en France. »
Le Cartulaire de Redon est un témoignage capital pour l’histoire sociale, juridique et religieuse de l’ouest armoricain.
Fin des Prolégomènes.
Éclaircissements sur l’histoire de l’abbaye de Redon
Abbés de Redon
- Adémar, frère de Haimon, vicomte de Poitiers, était abbé lors du transfert du corps de saint Maxent.
- Bernard vécut sous le règne du duc Alain Barbe-Torte.
- Héroïc, médecin, fut accusé d’avoir empoisonné Guérech, comte de Vannes. Il est incertain qu’il ait été abbé.
- Thibaud fut abbé en 992, et mourut peu après.
- Maïnard, abbé de Redon et du Mont-Saint-Michel, obtint l’île de Guedel (Belle-Île) du duc Geoffroi Ier.
- Catwallon, frère du duc Geoffroi Ier, fut en poste vers 1050. Le pape Léon IX lui adressa une bulle.
- Perenesius, abbé vers 1046–1060.
- Almodus, abbé encore en 1076, fit confirmer des donations.
- Bili, abbé en 1084, meurt un 28 octobre selon le nécrologe de Landévennec.
- Robert est mentionné en 1086 et 1091.
- Justin assiste en 1092 aux obsèques d’Emma de Léon.
- Gautier, abbé en 1108, obtint une exemption de corvée pour ses vassaux.
- Hervé vivait encore en 1133.
- Guillaume fut abbé en 1140.
- Yves, prieur, succéda à Guillaume.
Termes techniques
Hereditas
- Désigne une propriété héréditaire dépendante d’un seigneur, mais non servile.
- Jugée par les mactyerns (chefs paroissiaux), et non par les comtes.
- Exemple : affaire Coweliic et Brithael vs. les moines de Redon devant Hoiarscoit.
Système féodal précoce
- Dès le IXᵉ siècle, les bénéfices s’accompagnent de droits de justice.
- Exemple : charte de 858, où le seigneur Hoiarscoil donne sa terre avec toute juridiction.
Institutions
- Les assemblées réunissaient nobles et clercs.
- Exemple : le roi Salomon renonce à un pèlerinage après refus du conseil.