Cartulaire de l’Abbaye de Redon
PAR M. AURÉLIEN DE COURSON
Avant-propos
Le Cartulaire de Redon, légué à l’archevêque de Rennes par M. l’abbé Debroise, ancien bénédictin, se compose de cent quarante-deux feuillets en parchemin, accompagnés de deux feuillets de garde. Le manuscrit, écrit en minuscule du XIᵉ siècle, mesure environ 37 cm sur 29 cm. Il est rédigé au recto et au verso, avec un changement notable d’écriture à partir du folio 110. L’encre devient plus foncée au folio 126, et le nombre de lignes augmente. Les dernières chartes semblent avoir été transcrites par plusieurs mains différentes.
Le cartulaire présente de nombreuses lacunes. La première apparaît au folio 8 verso, suivi directement du folio 51 recto, soit une perte de quarante-trois feuillets contenant environ cent chartes. D’autres lacunes existent aux folios 78, 98, 131, 160 et 184. En tout, on estime que 115 chartes sont manquantes. Des fragments de ces documents, extraits d’autres collections ou d’un second cartulaire de Redon, ont été ajoutés en appendice.
Deux copistes principaux sont identifiés dans le manuscrit :
- Judicael, témoin et rédacteur d’une charte datant de l’abbatiat de Péréuès (1045–1060)
- Guégon, mentionné dans un acte de 1089
Après cette période, l’écriture devient plus uniforme et les abréviations se multiplient. Les surnoms ou qualités des témoins sont parfois ajoutés en interlignes.
Certaines chartes avaient déjà été publiées, en partie, par Dom Lobineau et Dom Morice dans les Preuves de l’histoire de Bretagne. Cependant, les extraits étaient souvent tronqués. L’édition actuelle présente les textes complets, révélant des passages essentiels pour comprendre les institutions, la langue et les coutumes de l’époque.
L’ouvrage est structuré en cinq grandes parties :
- Les Prolégomènes
- Le texte des chartes
- Une notice latine sur l’abbaye de Saint-Sauveur de Redon
- Les anciens pouillés des neuf diocèses de Bretagne
- Les tables et index
Les Prolégomènes traitent de l’origine des Bretons, de leurs relations avec les Armoricains et les Francs, de la fondation de l’abbaye, et de la géographie historique et ecclésiastique de la Bretagne. Ils abordent aussi les subdivisions territoriales (pagi, trêves, commotes, etc.) et les vestiges antiques des peuples armoricains.
Une carte jointe indique les voies romaines, les limites des diocèses, des doyennés et des pagi, ainsi que les frontières de la langue bretonne aux IXᵉ et XIIᵉ siècles.
D’autres chapitres développent les résidences princières, les châteaux féodaux, les modes de navigation, les écluses et les voies publiques.
Les six derniers chapitres des Prolégomènes sont consacrés aux institutions, au régime féodal, à l’organisation judiciaire, à l’état des personnes et des terres, aux arts et métiers, aux redevances et services, ainsi qu’aux poids, mesures et valeurs.
Des éclaircissements complètent ou corrigent certains points. Ils incluent également des documents inédits, comme les mementos de la forêt de Brécilien.
Les tables de l’ouvrage comprennent :
- La table des sujets des Prolégomènes et des documents de l’annexe
- L’index chronologique des chartes
- L’index général des noms, lieux, titres et dignités
- L’index de l’appendice (fragments de chartes)
- La table générale des différentes parties
Un dictionnaire géographique latin-français accompagne l’ensemble, avec les noms des localités et leur mention dans les documents. Un errata termine le volume.
Ce travail, commencé de longue date, a été retardé par plusieurs circonstances. L’auteur remercie chaleureusement ses collaborateurs, notamment MM. Audren de Kerdrel, de la Borderie, de Blois, Le Jumeau de Kergaradec, Pol de Courcy, et Léopold Delisle, commissaire érudit qui a supervisé la publication.
Paris, le 1ᵉʳ novembre 1862
Chapitre I — Origine des Bretons et migrations
I. Anciennes populations de l’île de Bretagne : Les Belges, les Bretons, les Kymri.
les Belges, les Bretons, les Kymri.
Mon intention n’est pas de rechercher à quelle époque l’île de Bretagne reçut ses premiers habitants. Laissant de côté les temps qui précédèrent la période historique, j’essayerai seulement de mettre en lumière les faits à peu près certains que nous ont transmis les principaux historiens de l’antiquité. C’est Jules César, le mieux informé de tous, que je vais d’abord interroger :
« L’intérieur de la Bretagne est habité, dit-il, par des peuples nés, selon la tradition, dans l’île elle-même, et le littoral, par des Belges qu’y avait attirés l’amour de la guerre et du pillage. Ces derniers ont presque tous conservé, dans leur nouvelle patrie, le nom des cités d’où ils sont sortis… Parmi les Bretons, les Cantii, qui habitent le bord de la mer, sont de beaucoup les plus civilisés ; leurs mœurs diffèrent à peine de celles des Gaulois. »
Ainsi, selon César, la Bretagne, primitivement habitée par des populations réputées autochtones, aurait été, plus tard, envahie par des Gallo-Belges qui s’établirent sur le sol conquis. Cette opinion, Tacite l’adopte également comme la plus vraisemblable :
« Quels ont été, dit le grand historien, les premiers habitants de la Bretagne, des indigènes ou des étrangers ? C’est ce qu’il est difficile de savoir dans ces pays barbares… À tout prendre cependant, il est à présumer que les Gaulois ont occupé le littoral voisin du leur. Les cérémonies religieuses y sont nées des mêmes superstitions ; le langage diffère peu. »
Voici maintenant un troisième témoignage, celui du vénérable Bède, l’homme le plus savant de son siècle, et qui connaissait à fond les origines de la nation bretonne :
« Primitivement, l’île de Bretagne eut pour habitants les Brittones, dont elle a reçu son nom, et qui, sortis du tractus armoricanus, s’adjugèrent les régions méridionales du pays. »
De ces textes rapprochés, il est permis de conclure qu’à une époque dont il est impossible de fixer la date, Albion fut d’abord occupée par des tribus détachées des premières peuplades établies en Gaule ; et que, après un laps de temps plus ou moins considérable, d’autres tribus, parties des mêmes rivages, c’est-à-dire des contrées occupées par les Belges, vinrent s’emparer de la lisière maritime allant du pays de Kent aux promontoires de l’ouest.
Le mot Belgae, mal interprété par quelques savants allemands, a fait croire que les Belges, en général, étaient des Germains. C’est une grave erreur, à laquelle on eût échappé si l’on s’était souvenu que la description de la Gaule, dans les Commentaires, est purement géographique. César, se fondant sur le témoignage des Rèmes, déclare que la plupart des peuplades de la Belgique descendaient des Germains, mais d’un autre côté, il affirme clairement que la commune origine des Gaulois et des Belges est établie, notamment lorsqu’il écrit que, de tous les Gaulois, les Belges sont les plus braves, parce que voisins des Germains, ils leur font continuellement la guerre.
Il serait difficile de trouver un texte qui établît plus catégoriquement que les Belges n’appartenaient pas à la même nation que les Germains. Il existe, d’ailleurs, d’autres preuves à l’appui de cette opinion , et je demande la permission de les énumérer ici très sommairement.
Preuves complémentaires :
I. LesTectosages, reconnus comme Gaulois par tous les historiens, et les Vénètes armoricains, qui faisaient aussi partie de la Celtique , sont appe- lés Belges, les premiers par Cicéron et par Ausone, les seconds par Strabon.
II. Peu d’années avant l’expédition de César en Gaule, les Suessiones avaient eu pour roi Divitiac, qui régnait en même temps sur la Bretagne, et dont le nom, tout gaulois, indique clairement l’origine
III. Saint Jérôme, dans son Commentaire sur l’Epître de saint Paul aux Galates, déclare formellement que ces Calâtes parlaient à peu près la même langue que les Trévires; et pourtant, de tous les peuples belges, aucun ne fut plus souvent que ce dernier envahi par les tribus germaines.
IV. Il est incontestable que les noms d’hommes, de peuplades et de lieux étaient à peu près les mêmes chez les Belges insulaires et continentaux que chez les Gaulois de la Celtique. Or, comment ne pas admettre , d’après cela, je ne dirai pas, si l’on veut, l’identité, mais la proche parenté des deux peuples?
V. Enfin , la profession du druidisme , chez les Belges comme parmi les Celtes^, dans la Gaule comme dans l’île de Bretagne, achève de démontrer que l’origine des Belges est toute gallique*. Je ne sache pas, en effet, que personne jusqu’ici ait cru pouvoir attribuer aux Germains la même religion qu’aux Gaulois.
Maintenant, étant admise la très-proche parenté des Gaulois et des Belges, une autre question se présente: les Belges doivent-ils être considérés comme les descendants des Cimbres? Malgré les savantes dissertations publiées dans ce sens, j’avoue que je ne saurais admettre le système. En effet, si les Belges étaient des Cimbres, pourquoi les écrivains grecs et latins ne donnent-ils ce nom h aucune peuplade de la Gaule ou de l’île de Bretagne? Ce n’est pas tout : l’histoire rapporte que les Cimbres exerçaient de continuels brigandages de ce côté-ci du Rhin , et qu’ils n’eurent pas d’adversaires plus persévérants que les Belges. Or, un tel antagonisme, prolongé pendant tant de siècles, ne rend-il pas peu vraisemblable la commune origine des deux peuples? Comment admettre, d’ailleurs, que l’un d’eux, abjurant tout à coup de séculaires inimitiés, ait poussé l’abnégation jusqu’à échanger son nom contre un nom déshonoré’?
Quant aux Belges de l’ile de Bretagne, leur origine cimbrique ne repose pas, selon moi, sur des fondements plus solides. Non-seulement ce nom de Kymri, dont le patriotisme gallois a fait tant de bruit, ne se trouve ni dans César, ni dans Tacite, ni dans Dion Cassius, ni dans Hérodien, ni dans aucun géographe grec ou latin; mais il y a plus: vous le chercheriez en vain dans les auteurs qui ont écrit sur la Bretagne depuis la chute de l’empire romain. Saint Gildas, qui était né dans fîle, n’y a vu que des Britanni et des Domnonii; le vénérable Bède, qui savait tant de choses, ignorait ce- pendant qu’il y existât des Kymri; et c’est chose toute simple, puisqu’ils n’ont paru dans l’histoire qu’à une époque relativement moderne. En effet, c’est après le triomphe définitif des Anglo-Saxons qu’un petit nombre de clans bretons, réputés étrangers dans leur propre pays’^, durent s’associer pour défendre le coin de terre où ils s’étaient réfugiés; et c’est alors qu’ils
furent appelés Kymri, c’est-à-dire hommes du même pays, compatriotes, de cym, avec, et de hro, pays. Ici l’étymologie ne saurait être contestée, car c’est dans les antiques coutumes de Galles que nous la trouvons : Il Le Cymro, y est-il dit, est l’homme libre d’origine, c’est-à-dire issu de «père et de mère Cymri, sans aucune tache de servage ou d’esclavage, sans (I aucun mélange de race ‘. »
On le voit donc, le mot Cymro servait à désigner l’état mais nullement la nationalité d’une personne. A Rome, le civis optinio jure, c’est-à-dire le citoyen investi du privilège de porter les armes et d’assister aux assemblées, s’appelait Qairiie : le Cymro n’était pas autre chose. Mais le mot, je le répète, remontait à une époque si peu reculée’, que les clans bretons, qui, du v au vii siècle, vinrent occuper une grande partie de la presqu’île armo- ricaine, ne purent l’y transporter avec tant d’autres noms empruntés à la mère patrie. Aussi, Sidoine Apollinaire, Jornandès, saint Gildas, le con- tinuateur de la chronique du comte Marcellin, Grégoire de Tours, Marius d’Avenches, Fortunat, Gurdestin, Éginbard, Ermold le Noir, ne parlent- ils que des Britanni ou des Brittones ^. Or, ce silence sur les Kymri ne prouve- t-il pas qu’enti’e leur nom et celui des Cimbri existait une simple analogie de sons, qui n’implique nullement l’identité de race entre les Bretons et les Cimbres?
II. Les Bretons après la conquête romaine. Ils passent dans l’Armorique
J’ai raconté ailleurs l’histoire des Bretons insulaires sous la domination romaine. Asservis les derniers par les maîtres du monde, ils eurent l’honneur de secouer le joug les premiers. En 409, se voyant livrés sans défense aux insultes des Barbares, ils chassèrent leurs chefs romains et se proclamèrent indépendants’. On sait quel fut, pour les malheureux Bretons, le résultat de cette levée de boucliers. Peu d’années s’étaient à peine écoulées, et déjà, ayant conscience de leur faiblesse, ils imploraient In pitié de l’empereur. Deux fois cet appel fut entendu, et deux fois les troupes impériales réussirent à rejeter de l’autre côté du mur de Sévère les Pictes et les Scots dont l’audace s’accroissait toujours. Mais, lorsque les Romains durent enfin quitter ces rivages, ils déclarèrent aux Bretons qu’il ne fallait plus compter sur les secours de la métropole. Les levées nombreuses ordonnées par les derniers empereurs avaient trop affaibli la population de l’île pour qu’elle pût résister longtemps à des attaques incessamment renouvelées. Assaillis, vers 446, par les Pictes unis aux Barbares de la Scotie, les malheureux insulaires supplièrent Aëtius de leur prêter quelque assistance : «Les Barbares, disaient-ils, nous poussent vers la mer, et la mer
« vers les Barbares; nous n’avons qu’à choisir entre la mort par le fer ou ((par les flots » Ce cri de détresse émut sans doute le général romain; mais l’empire était alors menacé de tous les côtés, et la Bretagne dut aviser à se défendre elle-même. Ce fut alors qu’un Brenin appelé au commandement suprême du pays conçut la fatale pensée d’invoquer, contre les Pictes et les Scots, l’assistance d’une troupe de guerriers païens dont il avait pu apprécier le courage. Le succès parut d’abord justifier la politique du prince; mais bientôt on s’aperçut, dit saint Gildas, que la mission de ces terribles alliés était moins de défendre que d’opprimer la Bretagne. Les victoires faciles qu’ils avaient remportées sur les Pictes n’attestaient que trop la faiblesse des Bretons. De là des exigences que rien ne pouvait assouvir, et des menaces qui devaient bientôt se traduire en agression. Peu d’an- nées plus tard, en effet, l’île tout entière devint le théâtre d’une lutte effroyable. Les murailles des colonies s’écroulaient, dit Gildas, sous les coups redoublés du bélier; l’épée frappait les colons, les clercs, les prêtres; et les places publiques offraient l’horrible spectacle de tours, d’autels renversés, de cadavres abandonnés à l’avidité des oiseaux de proie . Au milieu de ces calamités , les Bretons semblèrent parfois se retremper par l’excès même de leurs infortunes. Mais les invasions se succédaient comme les flots de la mer. Attaqués de tous les côtés à la fois, privés de leurs chefs les plus braves, ils sentirent enfin faiblir leur courage, et un jour vint où l’ennemi, comme un torrent de feu, balaya tout devant lui. Les clans dispersés s’arrêtèrent à des partis divers. Les uns, malgré leur terreur, ne voulurent pas abandonner le sol natal. Cachés au fond des bois , dans les montagnes . au milieu de rochers inaccessibles, ils y traînaient une vie à tout instant menacée. D’autres, épuisés par la faim, tendaient les mains aux vainqueurs, résignés à une perpétuelle servitude. Mais la majeure partie des vaincus [magna pars incolaram^) allèrent chercher un refuge sur le continent. «Us «s’embarquaient, dit saint Gildas, en poussant des cris de désespoir [cum « alulata magno), et, tandis que le vent gonflait leurs voiles, ils faisaient en- « tendre sur les flots les lamentations du Psalmiste : « Seigneur, vous nous «avez livrés comme des agneaux à la boucherie, et vous nous avez dispersés « parmi les nations*. »
Il ne faut pas inférer, toutefois , des récits du saint abbé de Rhuys que ,
les misérables restes de la nation bretonne furent transportés tout d’un coup sur les plages armoricaines. Il est certain, au contraire, que les émigrations se prolongèrent pendant près d’un siècle et demi, suivant les vicissitudes de la lutte héroïque soutenue par les Bretons sur quelques points de leur territoire. La bataille de Crayfort, gagnée par les Saxons en 457 , avait eu pour résultat la conquête du pays de Kent. C’est peu de temps après, selon toute probabilité, que l’angle sud-ouest de la péninsule armoricaine reçut une colonie de Cornuvii chassés par les Barbares de la station militaire de Pons-Elii. Ces Cornovii, réunis aux habitants de la cité de Corisopito, vinrent fonder ensemble, dans un coin du pays des Osismes, un petit état qu’ils appelèrent Cornovia ou Cornohia, et dont la capitale, en souvenir de la ville d’où les avaient expulsés les Saxons, fut aussi nommée Corisopitum
Riothime, RiwalI,Fracan,Conolhec,princes insulaires autour desquels s’étaient groupés un certain nombre de clans fugitifs, débarquèrent aussi, vers la même époque , le premier sur les bords de la Loire, les trois autres sur les côtes septentrionales de la péninsule. Nous aurons à raconter ail- leurs, avec quelques détails, l’histoire de ces divers établissements. Bornons-nous de constater ici que c’est peu de temps après la bataille de Charford, perdue par les Bretons en 508 que la presqu’île reçut ses plus nombreuses colonies d’exilés. En 513 ou 514 , un second Riwal , fils d’un prince de la Domnonée insulaire, abordait en effet, avec une flotte très nombreuse, dans le pays des Coriosolites. Ce territoire était alors occupé par des pirates frisons; mais Riwal marcha contre eux, les força de remonter sur leurs barques, et fonda ainsi, sur le continent, un autre royaume de Domnonée, dont les terres furent partagées h l’amiable entre les Bretons et les indigènes armoricains. On peut croire que c’est à cet événement que fait allusion Eginhard, historien très-bien renseigné, lorsqu’il rapporte qu’une (grande partie des habitants de l’île de Bretagne abandonnèrent leur patrie envahie par les Anglo-Saxons, pour venir s’établir, aux extrémités de la Gaule, dans le pays jadis occupé par les Coriosolites et par les Vénètes. Il est à présumer que ce dernier peuple avait reçu sur son territoire, dès la fin du v » siècle, quelques-unes des tribus bretonnes que Sidoine Apollinaire place dans le voisinage de la Loire. Mais c’est au début du VI siècle qu’il est fait mention, pour la première fois, d’un comte du Bas Vannetais, nommé Guéroc ou Waroc I. Quant au pays de Léon, la Vie de saint Paul-Aurélien est le premier document où l’on nous apprenne que des Bretons y existaient, vers 620, sous l’autorité d’un prince nommé Withur.
III. De la péninsule armoricaine pendant l’occupation romaine. — De l’alliance des Francs et des Armoricains. — Conséquences de celle alliance pour les Bretons.
Cinq peuplades gauloises occupaient , à l’époque de la conquête romaine, le territoire de la presqu’île nommée aujourd’hui Bretagne. C’étaient les Redons, les Curiosolites , les Osismes , les Vénètes et les Nannètes.
Après la défaite de la flotte vénète , la péninsule tout entière s’était soumise au ioug. Les vainqueurs, pour asseoir leur domination, sillonnèrent le pays de routes stratégiques, établirent des postes fortifiés dans toutes les positions militaires de quelque importance, et s’efforcèrent, autant qu’il était en eu, de substituer la civilisation romaine aux mœurs et aux institutions gauloises. On a beaucoup vanté les bienfaits dont les maîtres du monde dotèrent nos ancêtres vaincus. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, l’exagération doit être évitée. Pendant huit années, la Gaule, traversée en tous sens par les armées romaines, avait eu à subir les calamités d’une guerre d’extermination , et deux millions de ses défenseurs avaient été tués sur les champs de bataille ou emmenés en esclavage. Rançonnée, pillée par ses vainqueurs elle n’en fut pas moins condamnée, la guerre finie, à leur payer une contribution de huit millions de sesterces . Mais, en échange de son indépendance, disent les historiens, elle reçut de ses maîtres deux
bienfaits inestimables : les lois romaines et la paix intérieure.
Il est certain que, grâce aux institutions des vainqueurs et au repos qu’elles donnèrent à la Gaule, d’importantes améliorations, de nombreux travaux d’utilité publique y furent exécutés. Des municipes s’élevèrent, des écoles publiques s’ouvrirent dans la plupart des villes importantes; et telle fut l’ardeur avec laquelle les chefs de l’aristocratie gauloise adoptèrent la langue, le costume, les mœurs des conquérants, que, dès le règne d’Auguste, s’il faut en croire Strabon, les vieilles coutumes gauloises ne se re- trouvaient plus que de l’autre côté du Rhin. Les tyerns gaulois, dès lors, vécurent beaucoup moins dans leurs domaines. En dissolvant les collèges druidiques, Claude précipita cette révolution. Admise au droit de cité, sous Caracalla, la Gaule devint bientôt à demi romaine^.
Tacite rapporte avec quelle facilité son beau père Agricola réussit à faire adopter aux Bretons les mœurs et la corruption romaines. Les Gaulois, dont l’esprit était beaucoup plus cultivé, firent naturellement des progrès encore plus rapides dans cette voie «qui les devait conduire à la servi- tude » » La presqu’île armoricaine se couvrit d’élégantes villas. Les ruines de Corseul attestent que, durant les premiers siècles de la conquête, d’importantes constructions s’élevèrent dans le pays.
Cependant il faut se garder de croire que la prospérité matérielle se soit maintenue au delà du règne des Antonins. Si quelques villes du midi telles que Narbonne, avaient conservé une partie de leur puissance commerciale, le reste de la Gaule était en proie à la misère et à la servitude, conséquences inévitables des règlements qui asservissaient l’ouvrier à son travail et des impôts qui pesaient si lourdement sur les classes laborieuses. Dès la fin du III siècle, des écrivains clairvoyants avaient fait entendre de sévères avertissements. L’esprit de système a taxé d’exagération les généreux chrétiens qui, prenant en pitié les populations ruinées, dénonçaient avec énergie les meurtrières exactions du lise. Mais lorsqu’on a lu, avec un peu d’attention, quelques pages du Code théodosien sur les terres abandonnées, l’on est bien force de reconnaître la fidélité des peintures navrantes d’un Lactance ou d’un Salvien.
On sait que la plupart des villes, restées ouvertes durant la paix romaine, durent s’enclore de murs, vers la fin du iii° siècle. La misère, amenée par la cherté des denrées, régnait dans l’intérieur de ces villes, tandis que, au dehors, la guerre civile et les Barbares amoncelaient les ruines.
Pendant la longue anarchie qui suivit la captivité de Valérien , la situation de la Gaule devint intolérable -. En moins de sept années , Posthumus et son fils, les deux Victorinus, Laelianus, Marins, Tétricus avaient tour à tour occupé, dans la Gaule, le trône des Césars. Une femme, surnommée la mère des Camps, avait même exercé le pouvoir souverain. Mais bientôt ce fut la sol- datesque qui gouverna, en réalité, sous les noms de quelques princes successivement assassinés, et dont le dernier, dégoûté de l’anarchie militaire, livra son armée et sa personne à l’empereur Aurélien, dans les plaines de Chàlons. La Gaule, déjà dépeuplée par les proscriptions de Maximien et par les impôts qu’il y avait établis’, vit une partie de son territoire saccagée par des mains gauloises. Autun , qui avait appelé Claude , fut pris et pillé par les soldats de Tétricus. Alors l’excès de la souffrance amena l’un de ces terribles soulèvements populaires qu’on voit éclater à certaines époques sinistres de l’histoire. Les paysans abandonnèrent les champs, et, réunis, sous le nom de Bagaudes, en bandes nombreuses, ils portèrent partout le fer et la flamme. Maximilien , à la tète de ses légions, put écraser facilement, sur les bords de la Marne, ces masses indisciplinées; mais les désastres qu’elles avaient causés étaient irréparables.
«Les champs, dit un écrivain qu’on n’accusera pas, comme Lactance. «d’être un ennemi de l’empire, les champs, dont le produit ne paye jamais u les frais de culture, sont forcément abandonnés; ils le sont aussi à cause de la misère des cultivateurs qui, écrasés de dettes, ne peuvent ni diriger les «eaux ni couper les bois. Aussi tout un territoire, autrefois habitable, est « il aujourd’hui hérissé de broussailles , ou empeste par des marécages . . . «Que dirai-je de l’état des autres cités du pays, dont la vue, tu l’as avoué, « César, t’a arraché des larmes ? A partir du point où la voie de Belgique «fait un coude, la route militaire elle-même est si rocailleuse, les pentes «en sont si rapides, que les charrettes à moitié pleines ou même vides ni y peuvent à peine passer . »
Constantin, à la vue de cette effroyable dévastation, donna de l’argent à la ville d’Autun , et envoya , pour la repeupler, un grand nombre d’artisans enlevés à la Bretagne, après la défaite de Carausius . En 335, à la suite d’une irruption de Germains en Gaule, Julien écrivait aux Athéniens : « Le nombre des cités dont les murailles ont été détruites s’élève à «quarante-cinq, sans compter les châteaux forts et les postes moins importants .
La péninsule armoricaine, dont le sol était, en grande partie, couvert de forêts, et qui, outre les ravages du fisc et de la bagaudie, avait eu à subir de continuelles descentes de pirates sur ses côtes, la péninsule devint l’un des pays les moins peuplés de la Gaule. Procope rapporte, en effet, qu’au v VI siècle, de nombreux essaims d’hommes, de femmes et d’enfants quittaient l’île de Bretagne, pour aller s’établir dans l’Armorique, contrée la plus déserte du pays des Francs . Cette dépopulation de la presqu’île armoricaine précisément à l’époque où les Anglo-Saxons conquirent file de Bretagne, explique très-bien la facilité avec laquelle les Bretons fugitifs furent ac- cueillis sur le continent. Ermold le Noir, malgré la haine nationale qui l’anime contre les exilés, est obligé de reconnaître, lui-même, qu’ils furent reçus comme des hôtes par les Gallo-Romains de l’Armorique. Cette bonne harmonie régna pendant quelque temps entre les deux peuples. Alliés l’un et l’autre aux Romains, ils combattirent plus d’une fois les Barbares sous les mêmes enseignes. Riothime n’avait pas hésité à intervenir, avec ses douze mille Bretons, dans la lutte d’Anthémius contre Euric, roi des Wisigoths ‘^. Les exploits de Gradlon, comte de Cornouaille, sur les bords de la Loire, ravagés par des pirates saxons, témoignent aussi de la solidarité qui existait alors entre les deux nations, pour la défense du pays :
«Le front ceint d’une couronne, Gradlon, vainqueur des guerriers du « nord , n’avait de rivaux ni en gloire ni en puissance La Loire elle-même avait été témoin de ses hauts faits ; car, sur les bords de ce fleuve «il avait coupé la tête à cinq chefs de guerre, pris le même nombre de «vaisseaux et triomphé dans cent combats! »
Mais, après la mort d’Egidius, lorsque les Armoricains, suivant l’avis de leurs évêques, se furent décidés non-seulement à se confédérer mais même à se fondre avec les Francs, les Bretons, on le conçoit, durent s’éloigner d’anciens alliés qu’ils allaient bientôt avoir pour ennemis. C’est dans les pays de Rennes et de Nantes, et dans la partie orientale de l’ancien pagus venetensis, que la lutte s’engagea entre les Gallo-Francs du pays de Romanie, et les Bretons, dont le territoire, dès le VI siècle, avait reçu le nom de Bretagne.
Cet antagonisme entre les Bretons, si jaloux de leur autonomie, et les Armoricains, son mis et mêlés aux Francs, dérange le système de D.Morice, qui prétend faire régner sur la péninsule tout entière, dès le IV siècle, le fabuleux Conan Mériadec. Mais les récits qu’on va lire donneront pleinement rai- son à Dom Lobineau, dont l’opinion, assise sur une base vraiment historique, mérite seule de faire autorité.
IV. Lutte des Bretons et des Gallo-Francs durant la période mérovingienne.
Clovis, après son alliance avec les cités armoricaines, y avait été accepté comme l’héritier des empereurs romains en Gaule. De là, chez tous les descendants du vainqueur de Tolbiac, la pensée bien arrêtée de placer un jour sous un même sceptre tous les pays situés entre le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et la mer. D’un autre côté, chez les Bretons chassés d’Albion par des peuples germains, existait d’inébranlable volonté de défendre jusqu’à la mort, contre les Francs, l’indépendance que leur avaient ravie, de l’autre côté du détroit, les éternels ennemis de leur race. Néanmoins, et quoi qu’en aient pu dire l’abbé Gallet et D. Morice. aucun conflit n’éclata entre les deux peuples sous le règne de Clovis. Les Francs, rap- porte Ermold le Noir, étaient alors engagés dans des guerres plus importantes, et les Bretons ne refusèrent point, plus tard, de reconnaître la suprématie nominale des rois mérovingiens, pourvu que ces princes respectassent leur indépendance nationale. On sait qu’en 56o le roi Clotaire envahit la Bretagne et qu’il y livra bataille à Chramne et à Conober, l’allie du malheureux prince; mais, après cette expédition, la paix fut rétablie, et elle se maintint pendant près de seize ans. Le partage de l’héritage de Clotaire entre ses quatre fils, Charibert, Contran, Sigebert et Chilpéric, ce partage, en brisant l’unité de l’empire franc, fit naturellement ajourner toute pensée de conquête en Bretagne. Dans les arrangements qui intervinrent entre les jeunes princes, après la mort de leur père, il est à remarquer que la souveraineté immédiate des territoires de Rennes, de Nantes et de Vannes fut transportée du royaume de Paris au royaume de Sois- sons, qui appartenait à Chilpéric , le dernier des fils de Clotaire. Il est donc permis de supposer que l’inexpérience du jeune prince fut l’une des causes qui poussèrent Waroch, comte du Bas-Vannetais , à prendre les armes contre les Francs. Childéric , à cette nouvelle , donna l’ordre à ses généraux de faire marcher contre les Bretons les troupes de la Touraine, du Poitou, du Bessin, du Maine, de l’Anjou et de plusieurs autres pays. Les Francs allèrent asseoir leur camp sur les bords de la Vilaine. Waroch se tenait avec ses troupes sur la rive opposée, comme pour disputer le passage à l’armée ennemie; mais, pendant la nuit, rassemblant ses bandes, il traverse le fleuve en silence , tombe sur les Saxons de Bayeux et les extermine en grande partie. Cependant, trois jours après, le rusé Breton se hâtait de faire la paix avec les généraux de Chilpéric, s’engageant, par ser- ment, à rester fidèle au roi et même, ajoute Grégoire de Tours, à restituer aux Francs la ville de Vannes, si l’on consentait à lui en confier le gouvernement. En retour, il promettait de payer, chaque année, et sans sommation préalable, tous les tributs auxquels la ville était assujettie. L’affaire ainsi conclue, les Francs se retirèrent; mais Waroch , infidèle à ses promesses, chargea En- nius, évêque de Vannes, de demander à Chilpéric de meilleures conditions. L’évêque ayant été exilé par le roi , Waroch se mit à ravager les environs de Rennes, bridant, pillant, emmenant les habitants en captivité. Le duc Beppolen, auquel le roi Gontran, tuteur du fils de Chilpéric, devait confier plus lard le gouvernement des trois cités d Angers, de Nantes et de Rennes, fut, envoyé contre les Bretons et dévasta par le fer et par le feu quelques parties du pays rennais; mais cela ne fit, à ce qu’il paraît, qu’exciter leur fureur^. Peu de temps après, le comté nantais subissait les mêmes dévastations. En vain saint Félix, évêque de Nantes, essaya-t-il de mettre un terme à ces calamités : les Bretons s’engagèrent à réparer le dommage; mais, selon l’usage, dit Grégoire de Tors, ils ne firent rien de ce qu’ils avaient promis. Allié à Vidimacle, qui semble avoir été le chef des Bretons établis sur la pointe de terre située entre l’embouchure de la Loire et celle de la Vilaine, soutenu secrètement par la reine Frédégonde, Waroch envahit de nouveau, vers 887, le territoire des Nanmètes, où tout fut mis à feu et à sang. A la première nouvelle de cette incursion, Gontran envoya une armée en Bretagne, avec ordre à ses généraux de tout passer au fil de l’épée, si les Bretons ne se hâtaient de réparer le mal qu’ils avaient fait. Effrayés, Waroch et Vidimacle souscrivirent à toutes les conditions; et le roi Gontran leur ayant envoyé des ambassadeurs qui les rejoignirent sur la limite du pays de Nantes (in terminum namneticum), ils confessèrent franchement leurs méfaits : «Nous savons bien, dirent-ils, que ces cités appartiennent aux fils de Clotaire.. . Aussi nous empresserons-nous de réparer le dommage que « nous leur avons causé contre toute justice »
L’affaire terminée de la sorte, les ambassadeurs francs se retirèrent; mais ils n’étaient pas de retour à la cour de leur maître, que déjà les Bretons avaient recommencé leurs incursions. Cette fois, ils vinrent faire la vendange dans les vignobles nantais, et le vin récolté transporté dans le pays de Vannes. Ces violences , qui comblaient la mesure , excitèrent chez le roi Gontran la plus vive indignation. Cependant, son armée déjà rassemblée et prête à marcher, il ne bougea pas, dit Grégoire de Tours.
Deux ans plus tard, de nouveaux ravages sur les territoires de Rennes et de Nantes forçaient Gontran à diriger contre les Bretons une armée formidable, commandée par ses deux meilleurs généraux, les ducs Ebrachaire et Beppolen. Ce dernier périt dans les marais de l’Oust, où l’avait attiré une habile manœuvre de Waroch; l’autre, évitant l’ennemi, réussit à gagner la ville de Vannes. Là, l’évèque Rëgalis, à la tête de son clergé et des habitants de la ville, se présenta devant le duc; et, après avoir prêté serment entre ses mains, il lui adressa ces paroles remarquables : «Nous n’avons « rien à nous reprocher envers les rois nos seigneurs , car jamais nous n’avons eu la présomption de nous élever contre leur puissance; mais, tenus en captivité par les Bretons [in captivitate Britannoram posili), nous subis- «sons le joug d’une lourde servitude’. »
Ce texte, l’un des plus curieux que Grégoire de Tours nous ait transmis, suffirait, à lui seul, pour établir les deux points essentiels que nous nous proposons de démontrer, savoir, que la presqu’île armoricaine ne fut pas d’abord occupée tout entière par les clans venus de l’île de Bretagne, et qu’après le traité de 697, les Armoricains des comtés de Rennes, de Nantes et du Vannetais oriental, furent traités en ennemis par les Bretons, leurs anciens alliés. La thèse, hâtons-nous de le dire, n’est pas nouvelle : elle est consignée dans l’Histoire de Bretagne de Dom Lobineau, dont nous ne faisons guère aujourd’hui, tous tant que nous sommes, que mettre en relief et compléter les savants aperçus : « Les contrées de l’Armorique occupées «’ par les Bretons, dit le grand bénédictin, furent toute la côte septentrionale, où sont les diocèses de Saint-.Malo, de Dol , de Saint-Brieuc, les pays «de Tréguier, de Léon et de Cornouaille, et une (jrande partie du territoire ude Vannes. La ville de Vannes et celles de Nantes et de Rennes, avec leurs ‘(territoires, demeurèrent donc aux anciens peuples de l’Armorique. Le peu de (< communication qu’ils eurent avec les Bretons, dans la suite, fait juger qu’ils ne les souffraient s’établir chez eux qu’à regret, tout leurs anciens alliés qu’ils «étaient; mais les Bretons vinrent en assez grand nombre pour prendre de force la position du pays, si l’on eût refusé de la leur accorder de bonne Ki grâce))
Ces assertions , contestées, de nos jours, par quelques savants plus versés dans l’étude de l’archéologie que dans celle de l’histoire , ont été naguère discutées avec talent par l’un des érudits les plus distingués de la Bretagne. Les arguments d’un autre ordre qui se produiront durant le cours de notre travail achèveront, croyons-nous, de placer l’opinion de Dom Lobineau au-dessus de toute espèce de controverse.
Chapitre II — Fondation de l’abbaye de Redon et premières institutions religieuses de la Bretagne
I. Les Bretons sous les Carlovingiens. — Avènement de Nominoë. —Fondation de l’abbaye de Redon.
A la suite d’une bataille très-sanglante, dont Frédégaire n’indique même pas le résultat, mais qui a été décrite au XV siècle par Le Baud, avec la même précision que s’il eût pris part à l’action *, à la suite, dis-je, de cette bataille, Waroch et son fds disparaissent de l’histoire. Il est probable que les Francs, peu de temps après, réussirent à reprendre Vannes, car on lit dans un catalogue des évêques de cette ville qu’elle avait pour comte, au vu’ siècle, un certain Ogier, dont le nom n’est assurément pas breton.
En 597, Théodebert et Théoderic, les deux héritiers de Childebert, ayant guerroyé contre Clotaire II et battu ses troupes en diverses rencontres, ce dernier céda à l’un des vainqueurs une partie de ses états, et h l’autre tout le territoire renfermé entre la Seine, la Loire et l’Océan , jusqu’à la frontière des Bretons. «Ces mois jusqua’à la frontière des Bretons vont voir, (Il dit judicieusement Dom Lobineau , que Clotaire n’avait ni ne prétendait «aucun droit de souveraineté sur la nation bretonne. Ce qu’il cédait à h Théodoric, par cet article, c’était le domaine et la souveraineté des évéchés de » Nantes, de Rennes, et ses droits sur la ville de Vannes ^ »
On a vu plus haut que cette dernière ville avait été, dès l’origine, un objet de convoitise pour les Bretons du Bas-Vannelais , qui sentaient la nécessité de porter leur frontière jusqu’à la Vilaine. Sous Waroch II , l’antique oppidum vénète fut plusieurs fois enlevé aux Francs. Mais il n’est guère probable que les Bretons en aient conservé la possession aussi longtemps qu’on l’a supposé^, puisque, selon Dom Lobineau, un comte franc, vers le milieu du vif siècle, gouvernait la ville. Par quel heureux concours de circonstances les Bretons réussirent-ils, plus tard, à s’en emparer? Nous l’ignorons absolument. Il est certain seulement que la place était entre leurs mains en l’année 753, où le roi Pépin le Bref la vint reprendre à la tète d’une armée . S’il fallait en croire l’Annaliste de Metz, les Francs, victorieux dans cette expédition , auraient fait la conquête de toute la Bretagne. Mais le fait n’est pas exact. C’est, en effet, dans la seconde moitié du règne de Charlemagne, en 786, que, pour la première fois, les Francs tentèrent sérieusement do subjuguer les Bretons. «Ce peuple, tributaire des rois «francs, dit Éginhard, s’était soumis, bien qu’à contre-cœur, à leur payer une redevance. Mais, en ce temps-là (ann. 786), il refusa de le faire, et « Audulfe, chef de la table du roi, reçut la mission, qu’il accomplit avec «une rapidité merveilleuse, de réprimer l’audace de cette nation perfide. » Un autre chroniqueur rapporte que ce même Audulfe pénétra au cœur de la péninsule et s’empara de la plupart des châteaux et des places de guerre de l’ennemi. Il est certain, pourtant, que ni l’occupation du pays ne fut alors plus étendue, ni la soumission du peuple plus effective qu’elles ne l’avaient été en 753, sous Pépin le Bref, puisque c’est treize ans plus tard, à la suite d’une brillante expédition du comte Guy (799), que, pour la première fois, au dire d’un auteur contemporain, la Bretagne fut conquise tout entière par les Francs. Cette conquête, au surplus, dut être elle- même à peu près illusoire, car les Bretons, dont le patriotisme n’est que mobilité aux yeux d’Eginhard, se lassèrent vite du joug de l’étranger et reprirent les armes en 81 1 . Ce nouvel acte de perfidie aurait été , s’il faut en croire le biographe de Charlemagne , presque aussitôt réprimé par l’armée franque victorieuse. Mais l’assertion ne doit être acceptée qu’avec une grande réserve; car un autre écrivain, lui aussi contemporain des faits qu’il raconte, semble attribuer la pacification de 811 moins aux exploits des Francs qu’à l’habileté politique d’un certain Géraud, abbé de Saint-Wandrille qui,
envoyé par son maître dans l’île de Jersey, auprès d’un chef breton nommé Amwarith, le décida à faire la paix. Quoi qu’il en puisse être de cette conjecture, il est permis de croire, du moins, que les victoires des Francs furent moins décisives qu’on ne le prétend. Et, en effet, l’année même où mourut le grand empereur fut signalée par la révolte de Jarnithin, prince du Broerech, auquel, selon l’usage, le commandement suprême des troupes avait été décerné. Cette entreprise n’eut pas de suites; mais, quatre ans plus tard , à la voix d’un nouveau chef nommé Morvan , toute la Bretagne courait aux armes. A l’exemple de son père, Louis dépêcha vers le pentyern l’abbé d’un monastère voisin. Mais Witchard fut moins heureux dans sa mission pacifique, que ne lavait été l’abbé Géraud. L’empereur dut venir lui-même, à la tête d’une armée formidable, combattre les rebelles, qui lui firent d abord éprouver un échec .
La lutte recommença quelques semaines plus tard. Louis, cette fois, put arriver facilement jusqu’à Vannes, où il tint une assemblée générale. De là, le prince, entrant sur le territoire breton, alla asseoir son camp sur les bords de l’Ellé. Morvan, dont les troupes étaient éparpillées dans les bois, au milieu des broussailles, derrière les rochers, guettait l’occasion de
tomber sur l’ennemi à l’improviste , lorsqu’il périt de la main d’un obscur soldat franc. Cette mort mit fin à la guerre. Mais , quatre ans plus tard , elle éclatait de nouveau, sous la conduite d’un autre pentyem nommé Wiomarc II. «Après l’équinoxe d’automne, dit Eginhard, les comtes de la Marche bretonne entrèrent sur les terres du rebelle , et tout y fut ravagé par le fer et par le feu -. » Ces excès ne firent, à ce qu’il paraît, qu’ajouter aux proportions de la révolte; mais la répression en dut être ajournée à cause d’une grande famine qui désolait la Gaule ‘. Au commencement de l’automne suivant, l’empereur, ayant rassemblé de tous les côtés des forces considérables, prit le chemin de Rennes, ville voisine des frontières de la Bretagne, dit Eginhard. L’armée impériale, divisée en trois corps, traversa, sans s’écarter jamais des grands chemins, la péninsule tout entière, et soixante jours lui suffirent pour dompter l’insurrection. La paix conclue, la plupart des t)’erns bretons se rendirent à l’assemblée d’Aix-la-Chapelle, où parut Wiomarc’h lui-même, « ce perfide qui avait semé tant de troubles dans son pays, et qui, «par une obstination insensée, avait provoqué la colère de l’empereur. » Louis témoigna une grande bienveillance au guerrier breton qui avouait,
être venu se livrer, plein de confiance, à la merci du monarque. Wiomarc’h, comblé de présents, fut autorisé à rentrer chez lui avec tous les chefs de sa nation; mais, à peine de retour dans son domaine, «il rompit la foi promise, pour retomber dans la perfidie ordinaire à sa race ; et il ne cessa de « faire tout le mal possible à ses voisins , employant le pillage et l’incendie « jusqu’au jour où il fut cerné et tué, dans sa propre demeure, par les «hommes du comte Lantbert»
A cette nouvelle, les Bretons découragés mirent bas les armes, et leurs principaux chefs allèrent, selon l’usage, renouveler au César germanique des serments tant de fois oubliés. C’était à Ingelheim, cette année-là, que Louis le Débonnaire tenait son plaid générai. Or, parmi les tyerns que les comtes de la Marche bretonne devaient présenter à l’empereur, dans son pa- lais aax cent colonnes^, se trouvait un jeune homme auquel le Cartulaire de Redon semble attribuer une haute origine*, mais dont aucun acte éclatant n’avait jusqu’alors signalé la carrière. Cet étranger se distinguait-il de ses compagnons par quelque qualité remarquable, ou bien se recomman- dait-il seulement à la bienveillance impériale par l’éclat de sa naissance et le rang qu’avaient occupé ses ancêtres? L’histoire se tait sur ce point. Mais quelques mots d’Ermold Nigel autorisent à penser que l’espoir de maintenir les Bretons dans le devoir, en les plaçant sous l’autorité d’un chef national et respecté , fixa sur Nominoë le choix du prince. Eclairé sur le caractère d’un petit peuple qu’il était moins difficile peut-être d’exterminer que d’asservir, Louis se flattait sans doute qu’un jeune prince breton lui serait un utile auxiliaire dans l’œuvre qu’il poursuivait, œuvre de fusion comme celle qui s’était accomplie, sous Clovis , entre les Francs et les Ar- moricains-. Mais Dieu qui se joue des vains projets de l’homme, réservait
d’autres destinées au nouveau duc des Bretons. Ce qu’avaient vainement tenté les Waroch, les Jarnhitin, les Morvan, les Wiomarc’h, il devait, lui, l’exécuter, à force de courage , de sagesse et de persévérance.
II. La Bretagne sous Nominoë. — Saint Conwoion. — Fondation de l’abbaye de Redon.
Imposer aux Bretons, si jaloux de leur indépendance, l’autorité d’un chef élu par f empereur; amener tous les petits princes qui se partageaient la péninsule à reconnaître, dans une certaine limite, un pouvoir supérieur; enfm, contraindre, en même temps, et les Bretons à ne plus sortir de leurs frontières, et les Francs à respecter désormais le territoire de leurs voisins, c’était là, certes, l’œuvre la plus difficile qui se pût imaginer. Cependant, grâce à une habileté consommée, Nominoë parvint assez vite, d’une part, à faire reconnaître son pouvoir pnr les tyerns, ses compatriotes, et, d’autre part, à tenir en bride les chefs francs des Marches de Bretagne, qui s’é- taient habitués à traiter le pays en terre conquise. L’empereur, malgré les calomnies de ses courtisans, dont félévation de Nominoë avait profon- dément blessé l’orgueil, appuyait avec la plus généreuse confiance tous les actes de sou jeune lieutenant. En 83o, toutefois, un comte de Barcelone, «homme fort attaché aux intérêts de fempereur, mais encore plus à « ceux de l’impératrice »
Bernard ,récemment nommé à la plus haute charge de la cour, réussit un instant à persuader au monarque que Nomi- noë le trahissait. Excité par l’astucieux chambellan qui setait promis de faire donner le comté de Vannes à l’une de ses créatui’es, l’empereur avait quitté Aix-la-Chapelle pour aller prendre le commandement d’une armée dans les Marches bretonnes’. Bernard, dévoré d’impatience, pressait Louis de faire diligence. Son ardeur immodérée donna l’éveil aux grands de l’empire. Les uns s’imaginèrent qu’il ambitionnait le royaume d’Aquitaine, d’autres qu’il voulait faire périr l’empereur, pour partager son trône avec l’impératrice. Ce quil y a de certain, c’est que des murmures s’élevèrent, et que, prenant pour prétexte le mauvais état des chemins, les milices rassemblées se débandèrent »-.
Pendant ce temps, Pépin s’avançait à la tête de ses troupes, annonçant hautement l’intention de traiter Bernard en ennemi. On sait que l’empe- reur, dépouillé de sa couronne, fut emprisonné par ses fils, et qu’il ne reprit, quelques mois plus tard, l’exercice du pouvoir que pour subir la honte d’une nouvelle déposition en 833. Nous aurons à raconter avec quel éclat se manifesta, dans ces circonstances, la fidélité de Nominoë envers le vieil empereur; nous mettrons en lumière les curieuses protestations que ren- ferme le Cartulaire de Redon. Mais, comme c’est entre la première et la se- conde déchéance de Louis le Débonnaire que fut fondée l’abbaye de Saint- Sauveur, le moment est venu, ce semble, d’en raconter les origines.
Il y avait à Vannes, du temps de l’évêque Régnier [Rajinanus), un jeune prêtre aussi célèbre par ses vertus que par ses talents^. Conwoion, c’était ie nom qu’il portait, — était né à Comblessac, paroisse du diocèse de Saint-Malo, et son père, nommé Conon, descendait, selon l’hagiographe, d’une famille sénatoriale. Élevé, bien jeune encore, à la dignité d’archidiacre, Conwoion prit de bonne heure en dégoût ses honneurs, sa renommée; et, un jour, accompagné de cinq prêtres auxquels il avait fait part de son désir de vivre au désert, il quitta la ville épiscopale. Après avoir cherché quelque temps une solitude où, loin du bruit, il pût se livrer à l’étude de la vraie philosophie ‘, Convi^oion s’arrêta près du confluent de l’Oust et de la Vilaine, dans un lieu nommé Roton’-‘, auquel de hautes collines servaient comme d’enceinte fortifiée^. Ravis de la sauvage beauté de ce site, les six futurs bénédictins résolurent d’y planter leur tente, et Conwoion, ayant appris que le territoire appartenait à un mactiern nommé Ratwih’, se rendit auprès du prince dans sa résidence de Lis-Fau, située dans la paroisse de
Sixt-le-Martyr. Ralwili, qui, dans ce moment-là , tenait , selon l’antique usage, ses assises au bord d’une fontaine, accueillit avec faveur la requête des moines. Séance tenante, il leur concéda le terrain de Rolon, ce à quoi consentit gracieusement son fils Catworet, en présence de CatwaJlon, de Mainworon et de cinq autres témoins dont les noms indiquent clairement l’origine bretonne*. Maistouslesseigneursdesenvironsnesemontrèrentpas,tant s’en faut, aussi généreux envers les moines. Certains tyerns, qui appartenaient probablement à la parenté de Ratwili, s’efl’orcèrent , an contraire, d’ellrayer les bons moines et de les faire déguerpir ». Pour couper court à ces machi- nations, Conwoion fut obligé d’en appeler à Nominoë lui-même, qui tenait alors sa cour à Botnnmcl ‘. Louhemel se présenta donc devant le lieutenant de l’empereur, et là, au milieu d’une nombreuse assistance, il s’exprima en ces termes : « C’est de la part de Conwoion, mon abbé, et des moines, nos «frères, que je viens ici vous demander, au nom de Jésus-Clirist, protection et assistance. Etablis en un lieu désert, nous voulions y bâtir un «oratoire, où, chaque jour, nous pussions invoquer Dieu pour le salut de la Bretagne entière. Mais nous avons pour voisins des tyerns chez lesquels «n’existent ni la crainte de Dieu ni le respect des hommes, et qui s’opposent, autant qu’ils peuvent, à notre dessein. Et pourtant, ce n’est ni la «crainte de la misère, ni l’envie de nous créer des richesses mondaines, «mais uniquement le désir de gagner le Ciel qui nous a rassemblés dans ce lieu solitaire . »
A ces mots, Illoc, l’adversaire des moines, se leva furieux : —« Prince, s’écria -t-il, ne prêtez pas l’oreille aux calomnies de ces enjôleurs : le lieu qu’ils occupent m’appartient par droit héréditaire.»
Ces paroles excitèrent chez Nominoë la plus vive indignation: —«Penses- II tu donc, ennemi de Dieu, dit-il, qu’il vaille mieux livrer cette terre à des impies et à des larrons qu’à des hommes de bien prêtres et moines.
Il dont la vie se passe à prier Dieu , chaque jour, pour le salut du monde ? » Cette foudroyante apostrophe ferma la bouche à Illoc. H sortit de la salle, la rage dans le cœur, et plus résolu que jamais de tirer des moines la vengeance la plus éclatante. Ayant en effet rassemblé les membres de sa parenté, il convint avec eux que les habitants de Roton seraient chassés, et même, s’ils résistaient, tués sur place. Mais, au moment oii la troupe se disposait à exécuter la sentence, le récit d’une guérison miraculeuse, opérée par les serviteurs de Dieu, vint jeter la terreur dans l’âme de leurs enne- mis; et, à partir de ce jour, dit l’hagiographe , aucun d’eux n’osa plus rien
entreprendre contre les moines de Roton .
Régnier, évêque de Vannes, et Richouin, comte de Nantes, furent pour
le monastère de Saint-Sauveur des ennemis plus persévérants et beaucouiJ plus dangereux. L’un ne pardonnait pas à saint Conwoion, qu’il avait comblé de ses faveurs, d’avoir quitté Vannes et entraîné au désert l’élite du clergé de la ville; l’autre en voulait à l’abbé de Redon d’être l’ami, et, jus- qu’à un certain point, l’auxiliaire d’un homme dont la haute fortune humi- liait son orgueil. Conwoion ne ressentit que trop les effets de ce double ressentiment. En 882, il s’était rendu près de l’empereur, au palais de Joac, en Limousin, pour y faire confirmer la donation de Ratvvili; mais à peine avait-il exposé sa requête, que Régnier et Richouin, dans le but de la faire échouer, dirent à fempereur : » Fermez l’oreille , ô César, aux dis- II cours de ces moines, car le lieu qu’ils vous demandent est un point des «plus importants pour la sécurité de votre empire. » A ces mots, dit l’hagiographe, l’empereur ressentit une violente colère, et il ordonna qu’on chassât les moines de sa présence’. Quelques mois plus tard, à Tours, Conwoion. accompagné du vénérable Condeloc, se présentait de nouveau, avec d’autres
visiteurs bretons, dans la salle ou siégeait l’empereur. Il n’avait pas encore ouvert la bouche et déposé ses présents, qu’il recevait l’ordre de sortir du palais. Ce double échec ne découragea pas saint Conwoion ‘^. En rentrant dans son logis , il dit simplement à Condeloc : « Dieu , qui tient dans ses Il mains le cœur des rois, n’a pas voulu nous ouvrir celui de l’empereur; « rendez-vous donc, cher frère , sur le marché , et y vendez la cire que nous « avions apportée pour le prince. Cela fait, ils s’en retournèrent tristement à leur monastère, où, quelques mois plus tard, Nominoë, accompagné des principaux seigneurs de Bretagne, vint visiter le saint édifice’. Il y fut reçu d’une façon vraiment royale. Conwoion et tousses moines, allant au-devant de lui, l’accueillirent avec toutes sortes d’honneurs, et le ramenèrent à l’abbaye en chantant des hymnes et des cantiques. Ce jour-là, ajoute l’hagiographe auquel nous empruntons ces détails, Nominoë ressentit dans son cœur ane grande joie ; et, ayant consolé les moines, il leur promit de leur faire du bien tous les jours de sa vie^
Avant de quitter le monastère, le prince, qui venait d’apprendre la déposition de Louis, à Saint-Médard de Soissons (833), n’hésita pas à ratifier, au nom de l’empereur détrôné , la concession que ce dernier avait toujours refusé d’approuver; et il y ajouta le territoire de Ros qu’environ- naient les deux rivières d’Oust et de Vilaine^.
J’ai eu occasion de faire ressortir, dans un autre ouvrage , la hardiesse mais, en même temps, la profonde habileté de Nominoë en cette circonstance. Si, d’un côté, le prince faisait violence, en quelque sorte, à la volonté hautement exprimée de fempereur, de fautro, il manifestait ou- vertement, en face des fils rebelles de Louis, et sa fidélité et son dévoue- ment à son vieux maître. Ces sentiments éclatent en effet dans la charte de concession rédigée dans fabbaye de Redon, le 14 des kalendes de
juillet, étant commencée la vingt et unième année du règne de Louis ^ : «Considérant, y est-il dit, les chagrins et les tribulations qu’éprouve en ce moment l’empereur Louis, notre souverain, nous avons concédé aux moines «bénédictins de Roton le territoire appelé Ros, etc. et cette aumône nous u l’avons faite à l’intention de notre maître, afin que, grâce aux prières des «moines, Dieu daigne lui venir en aide*.»
Nominoë comptait si bien que sa conduite dissiperait les injustes préven- tions suscitées contre lui et contre ses protégés par Bernard , Ricouin et Régnier, qu’avant de quitter Redon il invita saint Conwoion à se joindre à l’ambassade qu’il envoyait à Louis pour le complimenter sur sa délivrance. Ce fut dans le palais impérial d’Attigny que les deux envoyés furent reçus par le monarque. Cette fois, au lieu d’ennemis puissants saint Conwoion rencontra deux évoques de Bretagne, dont l’un, de race gallo-franque , ne lui prêta, il est vrai, aucune assistance, mais dont l’autre, Breton d’origine, prit en main sa cause avec un grand zèle’. Cette inter- vention d’Ermor, évoque d’Alet, fut couronnée d’un plein succès. L’empereur, éclairé par le prélat, se rendit à la prière et à l’intervention de son fidèle Nominoê, et, par un diplôme solennel, il fit cession à l’abbaye de Saint-Sauveur de la paroisse de Bain et de celle de Langon.
Deux ans plus tard (836), la discorde s’étant mise entre les Bretons et
les Francs, parce que ceax-ci voulaient, selon leur coutume, occuper toute la Bretagne à main armée^, Nomiuoë dut envoyer des ambassadeurs à Louis le Débonnaire pour demander s’il autorisait de telles invasions^. Conwoion , qui accompagnait la députation, fut accueilli, cette fois encore, avec une grande bienveillance par l’empereur. Le prince , malgré les machinations d’un cer- tain comte Gonfroi, qui se flattait d’obtenir l’investiture du comté de Vannes^, accéda à toutes les demandes de l’abbé de Redon, et les trois paroisses de Renac, Platz et Arthon furent ajoutées au domaine de l’abbaye.
La persévérance de Nominoë , la résignation calme et sereine de saint Con- woion avaient donc enfin triomphé de tous les obstacles. Depuis ce jour, la prospérité du grand monastère alla toujours croissant; les donations y affluèrent de tous côtés’, et, parmi les princes du pays, ce fut à qui y vien- drait prendre l’habit monastique, consacrer à Dieu quelqu’un de ses enfants, ou marquer la place de son tombeau.
III. L’abbaye de Redon après la mort de Louis le Débonnaire. — Conquêtes de Nominoé. — Le monastère de Saint-Sauveur sous Erispoë et ses successeurs.
On a rendu hommage, et c’était justice , à la fidélité dont Nominoë ne cessa de donner des preuves à Louis le Débonnaire , son bienfaiteur. Mais il faut avouer, pour rester tout à fait dans le vrai, que les moyens mis en œuvre par le libérateur de la Bretagne ne répondirent pas toujours au noble but qu’il sut atteindre. Dans deux circonstances importantes, à l’avènement de Charles le Chauve et dans l’affaire des évêques expulsés de leurs sièges sous prétexte de simonie, la conduite du prince ne fut pas, tant s’en faut, à fabri du reproche. Le testament de Louis le Débonnaire attribuait, comme on sait, à son fils dernier né la possession de la Gaule sous la suprématie de Lothaire. Or, Charles le Chauve, ayant fait demander à No- minoë s’il voulait le reconnaître pour roi , reçut du prince une réponse affirmative : «Le duc breton, dit Nithard, historien très-bien informé envoya, « d’après favis de son conseil , des présents au roi Charles , et s’engagea , par «serment, à lui être fidèle à l’avenir-. » Nominoë n’était pas prêt, sans doute, et il lui fallait gagner du temps. Mais un tel acte suffît pour faire apprécier le caractère de l’homme: c’était, avant tout, un politique ;il le montra
bien , un peu plus tard , dans sa lutte contre les évêques gallo-francs dont il voulait se débarrasser.
Ce serait ici le lieu de raconter et la longue histoire des prélats simo- niaques, et celle de l’établissement de plusieurs sièges et d’une métropole dans le nouveau royaume de Bretagne. Mais le récit de cette grave affaire où saint Conwoion servit, sans s’en douter, d’instrument à la politique de Nominoë, trouvera plus loin sa place. Aussi bien devons-nous achever de faire connaître, dans un même tableau, par quelle série de luttes héroïques
les diocèses de Rennes et de Nantes, avec la partie orientale du pagus vene- tensis , furent, définitivemeut unis à la Bretagne.
Après la sanglante bataille de Fontenai , où le sang breton ne fut pas épargné ^ Nominoc jugea que le moment était venu de secouer le joug. Allié au franc Lantbert, qui, n’ayant pu obtenir le comté Nantais^ s’était, de dépit, jeté dans la révolte, Noniinoë s’empara d’une grande partie du pays de Rennes, tandis que son collègue, vainqueur sur les bords de l’Isac, étendait ses conquêtes au sud de la Loire. Cbarles le Cbauve, informé de cet évé- nement, et jugeant qu’une démonstration était nécessaire , vint camper aux portes de Rennes, à la tête d’une grande partie de ses troupes. Mais, à l’approcbe des Bretons, il se retira en toute hâte, remettant à plus tard sa vengeance. Ce fut seulement en 8A5 que le roi des Francs, avec l’armée la plus formidable qui eût jamais envahi la péninsule, vint livrer bataille aux Bretons non loin des murs de l’antique monastère de Ballon, dans la paroisse de Bain. Tout le monde a lu la description et sait le résultat de cette grande bataille, qui dura deux jours entiers et valut à Nominoë la couronne de Bretagne^. L’année suivante, Charles le Chauve eut la tentation de prendre sa revanche; mais il se décida prudemment à traiter avec les Bretons , dont l’indépendance fut alors pleinement re- connue.
A l’époque où s’accomplirent les grands événements dont il vient d’être parlé (8/16-8/19), ‘3 limite qui séparait les Bretons des Gallo-Francs leurs voisins se pouvait indiquer, assez exactement, par une ligne idéale qui, partant de l’embouchure du Couesnon et passant à Montfort-la-Canne, venait aboutir à la ville de Vannes. Mais, durant les trois années qui s’écoulèrent de 8/19 à 85 1 , Nominoc ajouta au territoire breton les comtés de Rennes,
de Nantes et de Retz, ce qui constitua le duché de Bretagne, tel qu’il existait, sous le nom de province, avant la Révolution de 1789.
Ce fut en 850, après l’inique expulsion d’Actard du siège de Nantes, que Nominoë se décida à guerroyer de nouveau contre Charles le Chauve.
En quelques semaines , la ville et le comté de Rennes furent conquis , l’Anjou ravagé et sa capitale prise d’assaut. «Mais les Nantais, aussi bien que ceux «de Rennes, étaient trop français, dit D. Lobineau, pour ne pas donner de «l’exercice aux Bretons. Ils se liguèrent ensemble en faveur de Charles, et « ils furent assez habiles pour tromper Nominoë. Pendant que ce prince , se « reposant sur la fidélité de ces deux villes , étendait ses conquêtes dans le «Maine et dans l’Anjou, Charles, appelé par ceux de Rennes et de Nantes, «enti’a pour la troisième fois en Bretagne, se rendit maître de ces villes «sans aucune résistance et y mit de fortes garnisons . »
On le voit donc, au milieu du ix » siècle, comme au temps de Waroch et de l’évêquc Régalis, les habitants de Rennes et de Nantes faisaient corps avec ia nation franque, et la domination bretonne leur semblait un joug dur à porter-.
Cependant, attaqué sur ses derrières, Nominoë s’en revint, h marches forcées, vers Rennes, qu’il emporta sans coup férir, si grande était la ter- reur de la garnison, quifut envoyée prisonnière en Breta(]ne^. De Rennes, l’ar- mée bretonne marcha sur Nantes dont les défenseiu’s, commandés par un comte franc, nommé Amauiy, se rendirent au premier choc. Les forti- fications de ces deux villes furent démantelées, afin d’en maintenir les habitants dans le devoir, et Nominoë, débarrassé de toute inquiétude de ce côté, recommença, avec une inexprimable furie , disent les chroniques franques, ses conquêtes dans le Maine. L’année suivante, le roi breton réunit ses tioupes à celles du comte Lantbert, pour attaquer Charles le Chauve au cœur même de ses états. Il traversa rapidement l’Anjou et le Vendômois, et il se disposait à entrer dans le pays charlrain, lorsque la mort vint l’arrêter. Cet événement excita une grande joie parmi les Francs,
qui voulurent y voir un châtiment de Dieu , justement irrité contre le persécuteur du clergé et le spoliateur des églises^. Cette croyance populaire est consignée dans la plupart des chroniques du temps. Les unes prétendent que le héros breton tomba sous le glaive d’un ange; les autres racontent qu’au moment où le prince se disposait à monter à cheval , saint Maurille, évêque d’Angers, se montra fout à coup, et que, lui ayant reproché tous ses crimes, il le frappa de son bâton et l’étendit sans vie-. Les jugements des Bretons sur le libérateur de leur patrie furent naturellement tout autres. Les moines de Redon, qui, l’année précédente, avaient irrité Nominoë, en faisant confirmer par Charles le Chauve les privilèges de leur abbaye*, ne se montrèrent pas ingrats envers leur fondateur : le corps du héros fut enseveli, avec un pieux respect, dans l’église du monastère.
Cependant, délivré du vainqueur de Ballon et se flattant de laver, par
une victoire, la honte de ses défaites, Charles le Chauve était entré en Bre-
tagne pour la quatrième fois, à la tète d’une armée nombreuse^. Erispoë, ,
qui venait de succéder à son père, n’hésita pas, bien qu’inférieur en forces, à attendre fennemi de pied ferme. On ignore en quel lieu se livra la ba- taille, mais il est certain qu’elle se termina par la défaite des Francs, qui avaient pris l’habitude , dit la Chronique de Fontenelles , de fuir devant les Bretons®. Privé d’une partie de son armée, dont plusieurs chefs étaient restés sur le champ de bataille, Charles le Chauve fit proposer la paix à son jeune vainqueur, qui l’accepta, mais à des conditions assez dures pour le vaincu. Erispoë reçut, en effet, finvestiture des comtés de Rennes, de Nantes, de Retz », et le roi des Francs dut lui confirmer, en outre, tout ce que Nominoë avait conquis dans le Maine et dans l’Anjou. De là cette for- mule finale de plusieurs chartes de notre Cartulaire, qui se réfèrent à la se- conde moitié du IX siècle : Fait…. à….. le…. , Erispoë (ou Salomon) gouvernant toute la Bretagne jusqu’à la rivière de Maine^»
A cette époque, les Bretons, si longtemps cantonnés dans leur pays. firent des pointes de divers côtés. Depuis 826, le territoire situé entre la ville de Vannes et la Vilaine , et toute la partie inférieure du fleuve depuis Langon , étaient , en quelque sorte , habités par un peuple nouveau. Ce serait une erreur de croire, toutefois, que rassimilation des Gallo-Francs et des Bretons y ait été immédiate. Un curieux passage de la vie de saint Con- vvoion prouve, au contraire, que, plusieurs années après les conquêtes de Nominoë, il existait, entre Vannes et la Vilaine, des populations qui, sans
interprètes, se faisaient entendre des Francs, et qui, dans l’occasion, prenaient parti pour eux contre les Bretons.
C’était en 851 : les troupes de Charles le Chauve, comme on l’a vu plus haut, avaient envahi la Bretagne. Or, tandis que le vaillant Erispoë se préparait à mener à l’ennemi ses guerriers accourus de toutes parts, il arriva que deux tyerns, en quête l’un et l’autre de butin, vinrent prendre gite dans un village de la paroisse de Peillac. Avertis qu’il y avait des Bretons en ce lieu , les Francs s’y rendirent pendant la nuit , et en occupèrent toutes
,
les issues. Le matin venu, un habitant du village, s’avancant vers les soldats, leur dit : « Si vous cherchez les Bretons, sachez qu’ils sont là-bas, dans «ujieaire, cachés dans de la paille.» Les Francs se dirigèrent de ce côté, et, ayant découvert les deux seigneurs, ils les tuèrent à coups d’épées, je- tèrent leurs cadavres dans le chemin , et mirent en un lieu apparent leurs têtes séparées du tronc.
On peut juger, d’après ce récit, si conforme aux faits rapportés plus haut, du crédit qu’il faut accorder à certain écrivains, dont l’érudition peut être très-variée, mais qui, ne voulant voir que des Gallo-Romains et ensuite des Gallo-Francs dans la péninsule armoricaine, se sont imposé la singulière mission de prouver, maigre les témoignages formels des Sidoine Apollinaire, des Grégoire de Tours, des Fortunat et de tant d’autres, qu’il n’y a jamais eu de Bretons en Bretagne.
IV. L’abbaye de Redon depuis l’avènement d’Érispoë (851), jusqu’à la mort d’Alain le Grand (907). — Invasions normandes et destruction de la Bretagne.
ependant la péninsule armoricaine, si souvent ravagée par les hommes du nord, allait devenir leur proie. En 843, soixante-sept vaisseaux normands, partis des rivages de la Neustrie, se montrent tout à coup devant le bourg de Batz. De là, remontant la Loire, ils arrivent sous les murs de Nantes, où les habitants des contrées voisines et même de plusieurs villes situées au loin étaient venus, en très grand nombre, chercher un refuge contre les barbares^. C’était le jour de Saint-Jean-Baptiste; l’évèque Gunhard était à l’autel, célébrant les saints mystères, lorsque les pirates, brisant à coups de hache les portes de la cathédrale, s’y précipitèrent comme des bêtes fauves’. Leur aveugle fureur n’épargna personne; mais, vers la fin du jour, fatigués de carnage, ils transportèrent sur leurs vaisseaux les trésors entassés dans l’église*, et s’éloignèrent à toutes voiles.
Moins de dix ans après, une autre troupe, qui venait de ravager les bords de la Seine jusqu’à Rouen, remontait la Loire sous la conduite d’un chef nommé Godefroid, et Nantes, cette fois encore, tombait aux mains des pirates. Ceux-ci, après le sac de la ville, s’étaient réfugiés, avec un énorme butin, dans une île de la Loire, lorsque d’autres Normands, commandés par Sidric , vinrent les assaillir avec un renfort de Bretons dont ils avaient réclamé l’assistance. Les assiégés, comprenant tout le péril de leur situa- tion, prirent un parti qui les sauva : ils livrèrent à la bande de Sidric la moitié de leur butin, et, au point du jour, les deux flottes, au grand étonnement des Bretons, mirent à la voile. Celle de Sidric prit le large et retourna dans la Seine; mais les navires de Godefroid, cinglant vers l’embouchure de la Vilaine, remontèrent le fleuve, et vinrent jeter l’ancre en face de l’abbaye de Redon. Déjà les pirates se disposaient à enfoncer les portes du monastère, lorsqu’un violent orage éclata tout à coup. Les Nor- mands, se croyant poursuivis par la colère divine, envoyèrent à l’abbave de riches présents, et firent allumer devant les autels une grande quantité de cierges. Le lendemain, ils décampèrent, après avoir placé des gardes autour du saint édifice pour le garantir contre toute insulte. En revanche,
ils portèrent le fer et la flamme dans les autres parties du pays de Broerech. Le comte l^ascweten, à la suite de plusieurs combats malheureux, tomba entre leurs mains, et ils ne consentirent à le relâcher, grâce à l’intervention des moines de Redon, qu’après avoir reçu de ces religieux un cahce d’or avec sa patène de même métal . Courantgen, évêque de Vannes, avait subi le même sort; mais sa captivité se prolongea plus longtemps. La présence d’Erispoë, de Pascweten et de Salomon, à Vannes, précisément h la même époque, semble indiquer que cette ville avait été sérieusement menacée par les Normands. Ceux-ci, néanmoins, ne tardèrent pas à quitter le pays, qui, pendant quelques années, fut délivré de leurs incursions. Mais ils reparurent en 868. Abandonnant le comté nantais, où ils s’étaient, pour ainsi dire, établis à poste fixe, ils entrèrent dans la Vilaine et ruinèrent, cette
fois, le monastère de Redon. Salomon, campé à Avessac [in procinctu belli, dit notre Cartulaire), maintint, pendant plusieurs mois, les Normands en respect. Mais , l’année suivante , il lui fallut acheter, au prix de cinq cents vaches, une paix dont l’un de ses lieutenants, l’héroïque Gunvand, ne voulut pas subir la honte.
Après la destruction de Saint-Sauveur, Conwoion vint solliciter de Salomon un lieu de refuge pour ses religieux. Le prince qu’obsédait sans cesse ,
l’image d’Erispoë frappé, par son ordre, au pied des saints autels, accueillit avec empressement les moines fugitifs. Espérant, k force de charité, se faire pardonner son forfait, il donna à l’abbé de Redon le palais de Plélan, et voulut que, non loin de là, s’élevât un grand monastère [monasteriam non ignobile), qui porterait le nom de monastère de Salomon.
En 869, après la mort de saint Conwoion, Rilcant, son successeur étant venu solliciter du prince la confirmation de tous les dons et privilèges dont il avait comblé la nouvelle abbaye, Salomon s’empressa d’ac- céder à ce vœu. Dans la charte dressée à cette occasion , le roi énumère avec complaisance les présents qu’il a faits au monastère, où l’abbé Conwoion et la reine Guenwreth avaient été naguère enterrés’. Ce sont d’abord les reliques de saint Maxent, «dont la perte a été un deuil pour l’Aquitaine (I etquiserontunegloirepourlaBretagne; »puis, un calice d’or d’un travail merveilleux, pesant dix livres et orné de trois cent treize pierres précieuses, avec une patène, de même poids, où cent quarante-cinq pierres fines sont incrustées; un évangéliaire recouvert d’or artistenient ciselé, et orné de cent vingt pierres précieuses; une petite châsse en ivoire indien, remplie de reliques, et sortant des mains d’an ouvrier consommé; une grande croix d’or, d’un travail exquis et sur laquelle sont enchâssées trois cent soixante et dix pierres fines; une chasuble de drap d’or, présent de Charles le Chauve au roi de Bretagne, son compère^; enfin, outre bien d’autres présents, trois cloches d’une grosseur extraordinaire [mirœ macjnitudinis). Cette curieuse énuméra- tion n’est pas un hors-d’œuvre ici : elle atteste que la Bretagne, vers la fin du IX siècle et avant de devenir la proie des Normands, n’était pas, tant s’en faut, un pays misérable et barbare.
Cependant, ni les fondations d’abbayes ni les aumônes aux pauvres et aux églises ne pouvant calmer ses remords, Salomon avait fait vœu d’aller chercher à Rome , qui était alors le refuge des grands pécheurs repentants , l’absolution de son forfait. Ce projet fut soumis aux états du pays; mais le roi, n’ayant pu obtenir leur assentiment, parce que les Normands ravageaient, en ce moment-là, le littoral breton, voulut acquitter son vœu d’une autre façon. Il envoya au pape une statue d’or de même taille que lui, une couronne enrichie de pierreries, qui valait neuf cents sous, sans compter
beaucoup d’autres présents tels que chasubles , étoffes de laine de diverses couleurs, peaux de cerfs, etc. En retour, Salomon sollicitait de la bienveillance du souverain pontife quelque relique de saint pour son monastère de Plélan. Cette requête fut favorablement accueillie. Le pape Adrien envoya au monarque le bras de saint Léon, qui avait eu les yeux crevés et la langue coupée par les Romains.
Tandis que ces choses se passaient en Bretagne, le chef des Normands de la Loire, Hastings, était allé recruter dans le nord de nouvelles bandes. A son retour, le pirate, qui, selon la Chronique de Saint Florent, professait une sorte de christianisme, résolut de se créer un établissement fixe dans le royaume des Francs. La ville d’Angers, admirable position militaire qui, dominant le cours de la Mayenne, offrait aux Normands l’avantage d’une station centrale, fut choisie par Hastings comme le poste le plus important pour lui. En 878, les pirates remontent donc la Loire, et, entrant dans la Mayenne, ils viennent planter leurs échelles sous les murs d’Angers. La ville fut emportée sans coup férir, caria plupart des habitants, saisis de terreur, avaient pris la fuite. Maîtres d’une position d’où ils pou-
vaient braver toutes les attaques, les Normands y font venir leurs femmes et leurs enfants. Les fossés de la ville sont élargis, les murailles réparées; puis, quand leur repaire est devenu inexpugnable, les pirates recommen- cent leurs dévastations dans les contrées voisines du fleuve.
Charles le Chauve, en apprenant, selon l’énergique expression des chroniques, que cette peste avait pénétré dans les entrailles du payas, envoya des messagers convoquer, par tout son royaume, les hommes en état de porter
les armes. A l’appel du monarque , Salomon accourut. On sait que ce prince , à l’exemple de César en Espagne, fit creuser par ses soldats un large fossé au-dessous du niveau de la Mayenne, et que les eaux de la rivière, se pré- cipitant dans ce canal, laissèrent à sec la flotte normande. L’occasion était belle pour délivrer ses sujets du fléau qui les désolait; mais Charles le Cliauve, dominé par une honteuse cupidité ‘, consentit à traiter avec les assiégés, et ceux-ci, sans être inquiétés, purent se retirer dans une île de la Loire.
Salomon revint dans ses états couvert de gloire. Mais cette gloire ne dé- sarma point ses ennemis : meurtrier d’Erispoë, il périt de la même mort que lui. A celte nouvelle, Charles le Chauve publia un capitulaire dans lequel il revendiquait la possession du royaume de Bretagne, auquel, di- sait-il, la nécessité des temps l’avait obligé de renoncer^. Cette revendication, toutefois, n’aboutit à rien : les états du grand Nominoë restèrent entre les mains de Gurwand comte de Rennes, de Pascweten comte de Vannes,
et de plusieurs autres petits princes respectivement indépendants, tels que les comtes de Cornouaille , de Léon, de Poher, etc. Malheureusement l’ambition qui avait animé contre Salomon les comtes de Rennes et de Vannes les poussa bientôt à se combattre l’un l’autre. La guerre civile désola la Bretagne. Battu par un rival dont la seule présence vaut une armée, Pascweten appelle les Normands. Gurvvand, avec une poignée d’hommes, est partout vainqueur; mais il meurt au milieu de son triomphe. Pascweten lui survit, pour périr assassiné par les Normands : juste punition d’une alliance impie avec les oppresseurs de son pays.
Plusieurs actes du Carlulaire de Redon mettent en scène les deux princes. Un jour, en 875, le comte de Rennes était venu prier Dieu dans l’église du monastère de Plélan , où avait été enseveli le corps da roi Salomon , sa victime. Poursuivi sans doute par le souvenir de son crime, le héros concéda aux serviteurs de Saint-Sauveur et de Saint-Maxent une partie de la paroisse de Pléchatel, dont l’autre moitié avait été donnée à la même abbaye par Salomon, pendant l’année et à l’époque où. Gurwand et Pascweten poursuivaient
ce prince et le mettaient à mort . Ainsi le même repentir amenait le mem-lrier de Salomon à compléter une ancienne donation du meurtrier d’Érispoë.
Les largesses de Pascweten envers l’abbaye de Redon furent nombreuses et importantes. En 876, après la mort de sa femme Prostlon, le comte, étant venu prier au tombeau de cette princesse, dans l’église de Saint- Sauveur, déposa sur l’autel une croix d’or et des vêlements ecclésiastiques d’un grand prix; le même jour, il livrait aux moines, en toute propriété,
les deux domaines de Ranhocar et de Rancaranton, situés l’un et l’autre dans la presqu’île de Guérande, où les Bretons, je l’ai dit plus haut, semblent avoir pris pied dès la fin du V siècle.
La haine qui avait animé Pascweten et Gurwand se transmit, non moins ardente, à leurs héritiers. La guerre civile, suite naturelle de leurs intérêts opposés, s’étant rallumée, plus implacable que jamais, les Normands réus- sirent à s’emparer de tout le territoire qui s’étend de la Loire jusqu’au Blavet. Resté seul, en face de l’ennemi, sur le champ de bataille où Judicaël, le petit-fils d’Erispoë, avait été conmie enseveli dans un glorieux triomphe 5, Alain , comte de Vannes , livTa aux Normands un furieux combat sur les bords de la Vilaine. La victoire fut complète, et quatre cents pirates à peine, sur quinze mille, réussirent à regagner leur flotte-. Cet éclatant fait d’armes valut à Alain le surnom de Grand » et le fit accepter pour roi par la Bretagne entière. L’indomptable énergie de ce grand homme, quand
tout cédait autour de lui , força les Normands, chassés de la Loire et de la Vilaine, à regagner enfin les bords de la Seine^. Durant les joui’s de paix que tant d’héroïsme avait assurés à son pays, Ahiin le Grand, ce père de la patrie, comme le nomme un moine contemporain’, avait coutume d’habiter le château de Rieux ou une autre maison forte [castram Sei] située dans la paroisse de Plessé. Or, un jour que le prince était à Rieux, se reposant des fatigues de la guerre-, on vint lui annoncer tout à coup que son fils Guéroc touchait à ses derniers moments. Alain, qui avait éprouvé ^ combien étaient efficaces les prières des moines de Redon , recourut à leur intercession pour sauver l’enfant; et, tandis que fabbé Fulchric et ses religieux invoquaient Dieu, prosternés devant l’autel, le duc, plein de foi en la miséri- corde divine, faisait don à Saint-Sauveur des deux paroisses de Marzac et de Macérac.
Le comté de Nantes, en raison du voisinage de la Loire, était alors l’une des contrées où les Normands avaient accumulé le plus de ruines. Pas une église, pas un monastère n’y étaient restés debout. Alain le Grand, grâce au concours de l’évêque d’Angers, dont il sut honorer le zèle », entreprit de rendre au diocèse nantais une partie de sa splendeur. Non-seulement il lui restitua toutes ses anciennes possessions et lui accorda la jouissance de tous ses droits antérieurs, mais il lui donna, en outre, deux abbayes dont l’une s’élevait aux portes mêmes de Nantes et dont l’autre, nommée Canabiac, était située dans le Cotentin.
La mort d’Alain le Grand, qui arriva en 907, fui pour la Bretagne le signal d’effroyables désastres. A cette nouvelle, les Normands, dont les incursions avaient cessé depuis 891, accoururent, et leur fureur, dit la
Chronique de Nantes, recommença à bouillonnera De tontes les invasions celle-là fut la plus terrible: devant elle, ajoute le viei] historien, la Bretagne trembla d’épouvante^ Et cependant, pas un prince, pas un chef de guerre ne se leva pour combattre. Les rois de France, énervés et sans courage, ne savaient plus se défendre^. Quant aux fils d’Alain Re-bras héritiers dégénérés d’un grand homme, ils avaient déserté le champ de bataille *. Villes, églises, monastères, tout fut livré aux flammes. Alors se renouve- lèrent, sur les rivages de la péninsule, les scènes de désolation dont l’îie de Bretagne avait été le théâtre aux V et VI siècles. Les comtes, les mactierns, cherchèrent un refuge en France,en Bourgogne,en Aquitaine’^. Matuédoi, comte de Poher et gendre d’Alain le Grand, s’enfuit, avec son fils et avec ses vassaux, chez Adelstan, roi des Angles ». De leur côté, les moines quit- tèrent le pays, emportant les reliques de leurs églises, qu’ils voulaient dé- rober aux profanations des Normands*. Le corps de saint Magloire fut transporté à Paris , celui de saint Corentin à Marmoutier, celui de saint Guénolé à Montreuil-sur-Mer, celui de saint Samson à Orléans, et enfin ceux de saint Méen et de saint Judicaël à Thouars, puis à Saint-Florent de Sau- mur. L’histoire de la translation jusqu’à Auxerre du corps de saint Maxent, que des religieux de Redon allaient rapporter aux Poitevins , lorsque les Nor- mands leur barrèrent le passage, cette histoire, longuement racontée dans notre Cartulaire, n’est pas l’un des épisodes les moins curieux de fOdyssée des moines fugitifs de ce temps-là .
Tandis que princes, nobles et prêtres se réfugiaient ainsi sur la terre étrangère, les populations rurales étaient livrées sans défense à toute la rage des Normands ». Pour peindre au vif les suites d’un tel abandon, l’une
de nos chartes emploie ces mots : Britannia destracta est. Et en effet, partout où avaient passé les Normands, pas une babitation n’était restée debout, pas une voix humaine ne se faisait entendre ‘. La péninsule, livrée en proie aux pirates par le comte Robert, frère du roi Eudes, devint un vaste désert comme au temps de Procope. Aussi, des antiques institutions apportées sur le continent par les Bretons insulaires, la trace se peut-elle à peine retrouver dans les chartes postérieures à la mort d’Alain le Grand. La langue bretonne, parlée, avant l’occupation normande, dans les sept dio cèses de Dol, de Saint-Malo , de Saint-Brieuc, de Tréguier, de Léon, de Cornouaille, de Vannes, et dans la presqu’île de Guérande, recula vers l’occident et ne fut plus en usage, comme l’indique la carte placée en tête de ce travail, qu’à l’ouest d’une ligne qui court de l’embouchure de la Vi- laine à la rivière de Châtelaudren , pour aller de là aboutir à la mer^, entre Etables et Saint-Quay.
V. L’abbaye de Redon depuis le retour d’Alain Barbe-Torte jusqu’à la prise de Redon par Jean IV. (Années 937-1364)
Cependant l’an 1000, objet de la terreur universelle, avait sonné. Les populations, rassurées sur l’existence du monde, et, en même temps, déli- vrées du fléau des invasions normandes, reprirent courage au travail. Bientôt les campagnes désertes se repeuplèrent. Les églises furent recons- truites, les murailles des villes et des châteaux relevées. En même temps que le duc et les seigneurs, les moines étaient rentrés dans leur patrie. Ce fut grâce à leur exemple et à leur charité que la classe rurale, abattue et ruinée, put se remettre à l’œuvre. Entourés de tout ce qu’il y avait d’hommes
pieux et énergiques dans le clergé, ils entreprirent, sans hésiter, une œuvre dont le succès semblait à peu près impossible’. Les forêts, qui avaient remplacé les cultures, furent défrichées; les maisons rebâties; les vignes, les arbres fruitiers, les vergers replantés’-. Les miracles accomplis par les moines des V et VI siècles étaient presque égalés.
Ce fut l’abbé Catwallon, frère du duc Geoffroi I, qui, après ces temps difficiles, reçut la mission de réparer les désastres accumulés depuis plus d’un siècle sur le monastère de Redon. Chargé par son prédécesseur, fabbé Maynard, de fadministration de Belle-Ile, où les Normands avaient exercé d’horribles ravages, Catwallon y avait déployé une intelligence et un dé- vouement admirables. Dans ses nouvelles fonctions, il lui fut donné, grâce à la renommée de ses vertus que rehaussait féclat d’une naissance illustre, de rendre à Saint-Sauveur une partie de son ancienne splendeur. Les Nor- mands, nous l’avons dit, n’avaient laissé debout à Redon que les murs de l’antique monastère. Catwallon eut donc à remplir, sur les bords de la Vilaine , à peu près la même tâche que Félix , moine de Fleuri , dans la pres- qu’île de Rhuys. Des terres concédées à saint Conwoion et à ses successeurs par la piété des princes et des seigneurs, la plupart étaient devenues stériles; le reste avait passé entre des mains laïques. L’abbé Maynard, le prédécesseur de Catwallon, avait dû s’occuper, avant tout, durant son administration de faire restituer à l’abbaye les biens usurpés par les seigneurs. D’un
autre côté, il avait fallu repeupler de colons des domaines à peu près aban- donnés depuis plus d’un demi-siècle. Cette double tâche accomplie, il était nécessaire de reconstruire le monastère qui menaçait ruine. Pour se pro- curer des ressources, tout fut mis en œuvre par Catwallon. A sa demande, la petite paroisse de Guernvidel lui avait été concédée par Junkeneus, archevêque de Dol ; il obtint ensuite du duc Alain III , son neveu , la resti- tution de la paroisse d’Arzon, qui, depuis la donation d’Alain le Grand, avait été enlevée à l’abbaye de Redon ‘.
Vers le même temps, l’île de Saint-Gutwal, dans la rivière d’Entell, devenait aussi la propriété de Saint-Sauveur. Ici nous demandons la permission de transcrire quelques lignes d’une des chartes les plus curieuses de notre Cartulaire. La scène se passe ,
cette presqu’île de Quiberon (Keberoen) dont les antiques forêts ont disparus
depuis longtemps, mais où, en 1087, le duc Alain III, avec ses principaux officiers, venait se livrer au plaisir de la chasse.
Dans l’intérêt des hommes du temps présent et des siècles futurs , il «nous paraît utile de raconter, par écrit, la visite de l’abbé Catwallon dans «l’île de Saint-Gutwal , où, depuis la destruction de la Bretagne par les Normands, habitait un homme honorable nommé Gurki. Or, sur l’ordre et « d’après la volonté da duc Alain, auquel on donnait aussi le titre de roi, (d’abbé Catwallon vint demander à Gurki, avec beaucoup de douceur et 11 d’humilité, si, dans l’intérêt du salut de son âme, il n’avait pas la pensée de faire don de son île aux moines de Saint-Sauveur.A ces mots,Gurki frémit d’indignation [exhorruit) car c’était un homme farouche Normand de race,
,
et qui portait toujours des vêtements de laine blanche’-. Toutefois, Dieu «aidant, et grâce aux exhortations du pieux Catwallon, Gurki finit par «octroyer de cœur ce qu’on lui demandait, c’est-à-dire la propriété perpé- «tuelle de l’île de Saint-Gutwnl, avec ses dépendances. Et cette concession M fut accordée avec d’autant plus de bonne grâce que l’abbé et les moines «avaient admis Gurki, comme un des leurs, dans la fraternité de leur église. « Néanmoins ce même Gurki désira conserver une partie de l’île de Saint- « Gutwal , qu’il fit séparer de l’autre partie par un retranchement et par «un fossé. Le terrain réservé devait revenir aux moines quand Gurki ne « serait plus •’. »
Après cette donation ariachée, non sans peine, au farouche descendant des destructeurs de la Bretagne, l’abbé Catwallon dut recourir à un expédient assez singulier pour se procurer l’argent nécessaire à la reconstruction de son monastère. Il donna à l’un des moines de son couvent la mission de faire le négoce des vins avec l’Anjou. Mais, comme le duc de Bretagne était alors en guerre avec Foulque-Nerra, comte d’Anjou, Catwallon flit obligé de solliciter, pour son mandataire, la protection de la comtesse Hildegarde
de laquelle il obtint sans peine la faveur de faire transporter des vins en Bretagne, sans payer aucune espèce de droits.
Avant de transmettre sa charge à un successeur, Catwailon put se réjouir de voir son œuvre à peu près accomplie. Pérénès et Almod ne furent des administrateurs ni moins zélés ni moins habiles. L’abbaye de Redon, pendant leur gouvernement, qui se prolongea pendant plus d’un quart de siècle, vit s’accroître considérablement son revenu par de nombreuses do- nations ‘. Un seul prélat, Quiriaque, évêque de Nantes, essaya de mettre obstacle à cette prospérité. Il avait cependant confirmé, dès 1062, toutes les donations faites au monastère de Redon dans son diocèse; mais, s’étant brouillé plus tard avec Almod, il crut devoir révoquer cet acte. Sur la plainte de l’abbé de Saint-Sauveur, faffaire fut portée en cour de Rome. Almod y sut si bien plaider sa cause, qu’une sentence de déposition frappa Quiriaque. L’abbé de Redon fut moins heureux, et cela devait être, dans le procès qu’il intenta aux moines de Marmoutier pour les chasser du prieuré de Béré, fondé à la porte de Chàteaubriant par un seigneur de ce nom.
Aainqueurs d’abord et mis en possession de Béré, les moines de Saint-Sau- veur durent, à leur tour, céder la place à leurs rivaux. Le procès dura qua- rante-sept ans et ne se termina, en 1110, au concile de Nantes, où le légat du Saint-Siège l’avait déféré, que grâce à la modération et au désintéressement des rehgieux de Marmoutier. L’abbé Guillaume, qui gouvernait ce mo- nastère, offrit en effet aux moines de Redon divers domaines en compensa- tion de Béré. L’éloquence de Robert d’Arbrissel, qui tonna, en plein concile
contre les querelles scandaleuses des serviteurs de Dieu les uns contre les autres, amena un accord auquel le légat et les divers prélats donnèrent toute leur approbation.
Cependant, en 1112, le duc Alain Forgent, sentant sa fin approcher, avait pris la résolution de terminer dans la solitude une vie dont il s’était déjA proposé d’expier les fautes en allant combattre les infidèles en Palestine. La retraite du prince à Saint-Sauveur de Redon donna naissance quelques
,
années plus tard , à de violents débats entre les moines de cette abbaye et ceux de Sainte-Croix de Quimperlé. En 1026, le duc Geoffroi I »‘ avait donné à Saint-Sauveur, où son frère Catwallon était moine, l’île de Guedel’^, enlevée récemment au jeune comte de Cornouaille, Alain Caignard. Or, ce prince, peu d’années plus tard, ayant fondé, au confluent de l’Isole et de l’Ellé, une abbaye en l’honneur de la sainte Croix, lui concéda le même domaine de Belle-Ile, dont il avnil obtenu la restitution du duc Alain III, en récompense d’un service important 3. Cette donation n’avait rencontré aucune opposition de la part des moines de Redon, puisque parmi les témoins signataires de l’acte figure l’abbé Catwallon, qui concourut avec joie, est-il dit dans la charte, i’i faire élire pour abbé de Sainte-Croix un moine de son couvent, le pieux Gurloès *. Cependant il paraît que la prise de possession de l’île par le comte de Cornouaille ne se put eflectuer pacifiquement, et que, dans le conflit, cent vingt des ser- viteurs de Saint-Sauveur furent tués ou blessés. Restés maîtres du terrain les religieux de Quimperlé gouvernaient paisiblement leur île depuis plus
d’un demi-siècle, lorsque, en 1117, Hervé, abbé de Redon, s’avisa tout à coup de revendiquer Guedel pour son abbaye. Le droit, on en a pu juger, était manifestement du côté de Sainte-Croix. Mais Hervé comptait sur la souveraine protection du jeune duc Conan III, qui, élevé pour ainsi dire à l’ombre du monastère où Alain Fergent habitait encore ‘, devait être porté d’entraînement à tout accorder aux compagnons de son père-. Conan, en effet, n’hésita pas à donner gain de cause aux moines de Redon, et à les faire remettre, de vive force, en possession de Relie-Ile^. Le prince alla plus loin : abusant de son autorité, il ne craignit pas de défendre aux moines de Quimperlé d’en appeler, contre lui, au jugement du Saint-Siège*. Mais le légat du pape, Gérard, évêque d’Angoulême, n’en défendit qu’avec plus d’énergie la cause de la justice. Le prélat fit signifier à l’abbé de Redon l’ordre de quitter Belle-Ile, dans le délai d’un mois, sous peine de dépo- sition pour lui et d’interdit pour son abbaye. Hervé n’ayant tenu compte de l’avertissement, la double sentence fut prononcée. En même temps, le duc recevait du légat une lettre dans laquelle il lui déclarait, avec ménagement
mais non sans fermeté, que le glaive de saint Pierre se lèverait sur lui s’il persistait à suivre de pernicieux conseils ^. Conan, ramené par les exhorta- tions de sa pieuse mère, la duchesse Ermengarde , se décida enfin à ne plus soutenir, seul contre tous, une cause détestable. Il rompit avec Hervé, et, s’étant rendu à Redon, il y déclara , dans une assemblée où se trouvaient sa mère, sa sœur Havoise, les évéques de Quimper, de Rennes, de Nantes et de Vannes, qu’il tenait pour non fondées les prétentions de l’abbé de Redon , et qu’il restituait Belle-Ile à ses légitimes possesseurs^. Cette noble conduite ne fut pas imitée par Hervé. Forcé d’abandonner Belle-Ile, il refusa de res- tituer les revenus qu’il y avait perçus depuis fexpnlsion des moines de Quimperlé. Le concile de Reims, devant lequel ce nouveau procès fut porté
donna gain de cause à Quimperlé; mais Hervé, ne tenant aucun compte ni de cette décision ni des menaces du Saint-Siège, aima mieux, disent, il est vrai, ses adversaires, être privé de l’exercice de sa charge et de l’usage des sacrements que d’accepter une sentence dont lui seul contestait l’équité.
Lorsque, au sein des ordres monastiques, de telles luttes éclataient, on peut juger à quelles violences devait être exposée l’Eglise , de la part d’hommes de guerre grossiers et avides. Chaque fois qu’un événement de quelque gravité venait agiter la société, c’était à qui en profiterait pour mettre la main sur les biens des moines. Les mactierns, c’est-à-dire les chefs héréditaires des paroisses, ne savaient pas toujours eux-mêmes résister à la ten- tation. Nous voyons, par exemple, dans le Cartulaire de Redon, un tyern nommé Ratfred profiter de l’espèce d’interrègne qui suivit le meurtre d’Erispoë pour s’emparer audacieusement des propriétés de l’abbaye dans la paroisse de Bain ‘. Cet esprit de rapine s’accrut naturellement à la suite des invasions normandes, lorsque les églises devinrent elles-mêmes la proie des seigneurs laïques. Plus tard, même dans ce XII siècle, qui passe avec raison pour le plus religieux du moyen âge, nous retrouvons, à quelques nuances près, et le même amour du pillage et la même absence de respect pour les lieux les plus vénérés. Parmi les seigneurs dont l’abbaye de Redon eut à déplorer tout particulièrement les violences, durant cet âge d’or de la foi catholique, il faut citer, en première ligne, Olivier de Pontchàteau et Savari, seigneur de Donges. Le premier, homme d’un naturel féroce, sanguinaire^, s’était fait le chef d’une troupe de bandits, qui comptait dans ses rangs plusieurs barons du voisinage. C’était le pays de Redon qu’ils avaient choisi comme le principal théâtre de leurs brigandages.
Indigné des atrocités qu’on lui dénonçait , Conan III n’hésila pas à mar- cher contre Pontchàteau, qui s’était barricadé, avec sa bande, dans l’église même de Saint-Sauveur. Cet édifice, souillé par d’horribles profanations, fut assiégé comme une place forte et enlevé d’assaut par l’armée du duc. Celui-ci se crut obligé de déployer contre les principaux coupables une grande sévérité : Pontchàteau fut enfermé à la tour de Nantes’; Savari paya ses méfaits par la perte de son château ruiné de fond en comble.
Une lettre adressée au pape par le duc Conan III, peu de temps après les événements dont on vient de lire le récit, atteste que de graves désordres s’étaient introduits dans cette partie de la Bretagne, et que le prince se sentait impuissant à les réprimer : » Les méfaits des habitants de cette con- (itrée, écrivait-il au souverain pontife, se sont tellement accumulés, qu’il (ne m’est plus possible d’exercer, comme il conviendrait, ma mission de «gardien des églises; à vous donc, Très-saint Père, de faire justice des «malfaiteurs’ !» Le légat du Saint-Siège, Gérard, évêque d’Angoulème, fut chargé d’assembler un concile en Bretagne pour mettre un terme à un tel débordement d’iniquités, et, le 23 octobre 1127, Hiidebert, archevêque de Tours, consacra de nouveau l’église de Saint-Sauveur, avec l’assistance de Guy, évêque du Mans; de Hamelin, évoque de Rennes; de Donoual, évêque d’Alet; de Galo, évêque de Léon, et de Robert, évêque de Cor- nouaille. Les plus illustres personnages du pays, prêtres et laïques, avaient voulu prendre part à cette grande solennité : c’étaient le duc de Bretagne et sa mère; les abbés de Saint-Mclaine, de la Chaume, de Saint-Gildas-des- Bois; GeoU’roi et Alain, vicomtes de Porhouet; Even, seigneur d’Elven; Jarnogon, fils de Riou; Payen, seigneur de Malestroit; Guethenoc de Rieux; Savari de Donges; Garsire de Retz; Geoffroi de Chàteaubriant; Séné- brun de Bain; Haimon de la Guerche; Raoul de Montfort, et enfin Olivier de Pontchàtcau lui-même, qui, mis en liberté sur la prière de l’abbé de Redon, la veille seulement de la réconciliation de l’Eglise, y vint déclarer qu’il donnait à Saint-Sauveur la seigneurie de Ballac avec toutes ses dépendances ^.
L’abbé Hervé, après tant d’épreuves, pouvait espérer qu’il finirait en paix sa carrière. Mais non; cinq années s’étaient à peine écoulées depuis la grande cérémonie dont nous venons de parler, et déjà Pontchàteau , en- traîné par d’anciens compagnons de débauches, avait recommencé sa vie criminelle. A la tète d’une troupe de bandits , il exerça d’horribles ravages sur les terres de l’abbaye, dans la paroisse de Mouais, et dissipa en d’ignobles plaisirs les cinq cents sous qu’il avait retirés de son butin ‘. Long- temps insensible à toutes les plaintes comme à toutes les menaces , Olivier de Pontchâleau recula cependant devant les foudres de l’Eglise. L’excom- munication lancëe contre lui par Brice, cvêque de Nantes, le terrassa. Il confessa ses fautes, et, pour les réparer, il donna aux moines qu’il avait tant de fois pillés la terre de Brengoen^, ou de la vallée boisée’, dans la paroisse de Pirric.
Nos lecteurs, en parcourant les chartes assez nombreuses où il est parlé des violences exercées par certains seigneurs contre les moines, remarque- ront sans doute un fait caractéristique : c’est le profond sentiment de foi qui se retrouvait toujours au fond du cœur de ces hommes de sang et de rapine. Si rudes, si orgueilleux, si indomptables qu’ils fussent, presque tous craignaient le jugement de Dieu*, et ne voulaient pas mourir dans l’impé- nitence finale. La moindre circonstance suffisait pour les amener à rési- piscence. A l’appui de cette assertion, j’ai cité, dans un autre ouvrage^, la lutte de Tlionias de Saint-Jean contre les moines du Mont Saint-Michel. Thomas, qui se faisait construire une forteresse, avait mis au pillage non- seulement les forêts de Nérum, de Crapalt, de Bivie, qui appartenaient à l’abbaye du Mont Saint-Michel, mais encore les fiefs de plusieurs vas- saux du monastère. Les moines, avertis de ces dévastations, composèrent aussitôt une prière, ou plutôt une litanie, qui se chantait à fautel de l’ar- change saint Michel, et dans laquelle ils invoquaient Dieu pour faire cesser les méfaits du chevalier. A cette nouvelle, Thomas de Saint- Jean, plein de colère et en même temps d’effroi^, courut à l’abbaye, suivi de ses frères et de ses nombreux vassaux. Il demanda aux moines pourquoi ils élevaient ainsi la voix contre lui et contre ses frères. Les religieux, étran- gers à toute crainte », lui répondirent , Parce que, contre toute justice, tu
as envahi les terres de l’Église et dévasté ses forêts. » Ces paroles suffirent pour désarmer le coupable : il se jeta aux pieds des moines et implora leur pardon, déclarant «qu’il ne voulait pas affaiblir la puissance de cette sainte «Eglise qui avait été sa mère et sa nourrice ^ »
Quelque chose de semblable se passait presque toujours entre les abbés de Redon et les seigneurs dont ils avaient eu à subir les violences -. La plupart du temps, les coupables, accompagnés de leurs parents et de leurs amis, venaient, au pied de l’autel, confesser leurs fautes avec une franchise et une humilité vraiment touchantes. Voici, par exemple, comment s’exprimait, en 1144 , un chevalier blessé à mort tandis qu’il mettait le feu à des moissons, dans la paroisse de Plélan : « Moi, misérable, indigne de vivre sur (lia terre et d’être reçu dans le ciel; moi qui, depuis l’adolescence, n’ai «cessé de provoquer, par mes crimes, la colère de mon Créateur et de limon Rédempteur moi qui ai fait souffrir des maux sans nombre aux « Vassaux de cette abbaye de Saint-Sauveur, je m’abandonne, je me livre. Il je me conlie au Seigneur, pour être jugé non par sa justice, mais par sa Il miséricorde^.
Longtemps cet esprit de foi avait été, de la part de nos ducs bretons, une sauvegarde pour les églises du pays; mais il n’en fut plus ainsi lorsque, après le meurtre du jeune Arthur par Jean-sans-Terre, Alix, l’héritière du duché, eut épousé Pierre de Dreux, surnommé Maucierc. Sous ce prince despote et rusé, la noblesse et le clergé, qu’il avait eu fhabileté de diviser, furent en butte à toutes sortes de violences et d’exactions. En vain le Saint- Siège lança-til ses foudres: Mauclerc n’en eut souci, et il persista dans ses méfaits jusqu’au jour où, forcé de céder la couronne à son fils majeur, il quitta la Bretagne pour aller combattre les infidèles dans la Terre-Sainte.
Jean I », dit le Roux , sut mieux résister que Maucierc à la violence de son caractère; mais, chez lui, la volonté n’était pas moins absolue, ni l’avidité moins insatiable. Ses officiers, qu’il n’hésitait pas à désavouer dans l’occasion , sans cesser cependant d’exciter leur convoitise , mirent la main sur les revenus de l’abbaye de Redon , et finirent par tout enlever, jusqu’aux ornements de l’église. «Il y en a qui prétendent, dit la chronique manuscrite qu’ils fouillèrent dans la terre avec tant d’adresse qu’ils trouvèrent ,,
« les trésors que les religieux y avoient cachés, laissant ce pauvre lieu en une «désolation extrême, l’ayant entièrement détruit, en ayant chassé l’abbé et «contraint les moines à prendre la fuite et abandonner le monastère qui « demeura à la discrétion de ces pillards un assez long temps pendant lequel
,
«plusieurs barons et seigneurs du pays s’emparèrent des plus belles terres « et possessions du couvent, qu’ils annexèrent à leurs revenus ‘. » Celte persécution dura jusqu’à l’an 1286, et lorsque, à cette époque, l’abbé Daniel et ses religieux purent rentrer dans leur monastère, grâce à l’intervention du pape Alexandre IV, ils n’y trouvèrent que des ruines. Redon était redevenu, comme au ix° siècle, une sorte de désert peuplé de bêtes fauves ‘\ Mais la piété des fidèles vint en aide, avec une ardeur admirable’, à la détresse des moines. Parmi les bienfaiteurs de l’abbaye, la chronique cite, en pre- mière hgne, une comtesse Agnès, dont la charité se montra inépuisable. Mais quelle était cette comtesse Agnèsi’ «Je regrette fort, dit l’auteur de «la notice, que, dans les chartriers du monastère, il ne soit fait mention «que du nom de cette dame, sans lui donner autre qualité que celle de «comtesse, ni dire d’où elle estoit*. »
Relevée de ses ruines dans la dernière moitié du xnf siècle, l’abbaye de Saint-Sauveur n’avait pas tardé à recouvrer une partie de son antique splen- deur. Malheureusement, de nouvelles révolutions vinrent mettre un terme à cette prospérité. En 1341 , Jean III, duc de Bretagne, étant mort sans hé- ritier direct, son frère, Jean de Montfort, s’était adjugé la couronne. Mais un compétiteur n’avait pas tardé à descendre dans l’arène : c’était Charles de Blois, qui revendiquait le duché du chef de sa femme, Jeanne de Pen- thièvre, et dont les droits avaient été reconnus, à Conflans, dans une as- semblée convoquée par ordre du roi de France.
La Bretagne devenait ainsi le champ de bataille où, pendant près d’un quart de siècle, allaient se débattre les intérêts opposés de la France et de l’Angleterre. Par malheur, dans ce duel acharné, l’abbaye de Redon prit parti pour celui des deux champions dont la fortune devait trahir la cause. Saint-Sauveur était alors gouverné par Jean de Tréal , homme remarquable et dont la famille était alliée au\ Rieux, aux Malestroit , aux Cliâteaubriant. Persuadé que le droit n’était pas du côté de Montfort, l’abbé de Redon n’avait point hésité à se prononcer en faveur de Charles de Blois. Ce fut là, pour sa communauté , la cause de calamités sans nombre : « Ceux de Redon
11 dit l’un des chroniqueurs de l’abbaye , furent les premiers qui se ressen- « tirent de ces temps malheureux; car, s’estant déclarés pour Charles, le droit duquel sembloit le plus apparent, les soldats s’approchèrent de Redon, s’en rendirent les maistres, entrèrent de force en l’église, pillèrent « tout ce qu’ils peurent y rencontrer, emportèrent l’argenterie de la sacristie net commirent mille autres sacrilèges, profanant de rechef ce lieu sacré, «prétendant le fortifier comme une place desjà acquise au comte leur mais- (1 tre ; de plus, ils s’emparèrent des terres et possessions de l’abbaye, chas- « sèrent les fermiers des métairies, ravirent tout ce qu’ils y rencontrèrent, «abbatirent les boys de haulte futaye, et commirent toutes les insolences 1′ qu’onsepeutimaginer.Ilsretournèrentparaprèsenl’abbaye,enlevèrent Il les meubles du monastère, chassèrent les religieux, desquels ils en mal- « traitèrent quelques-uns, se saisirent de la personne de l’abbé, qu’ils constituèrent prisonnier avec quelques siens religieux , comme rebelles à Testât, «après avoir commis mille excès sur leurs personnes, et ne les voulurent «rendre sans une grosse rançon qu’ils imposèrent sur le dit abbé, lequel, « estant fort connu à cause de sa famille, fut élargi sous la caution de plusieurs seigneurs qui le piégèrent o ses religieux ^. »
De retour à son monastère « qu’il trouva presque réduict au mesme estât Il que du temps de l’abbé Daniel , » Jean de Tréal établit un impôt de douze deniers par livre sur les marchandises apportées à Redon, impôt dont le pro- duit fut appliqué « à clore la ville de bonnes et fortes murailles, el à fenlourer «de bons fossez pour oster le moïen aux ennemis de la surprendre-.»
Ces bonnes et fortes murailles empêchèrent en effet Redon d’être surpris et pillé, une seconde fois, p;ir les routiers anylais qui servaient sous la banniere de Montfort. Mais elles n’arrêtèrent pas la marche triomphale du prince. Après la bataille d’Auray, en 1364 , Montfort s’étant présenté devant Iledon à la tête de son armée, Jean de Tréal sortit de la ville, « accompagné de «quelques religieux et de quelques habitants principaux; puis, ayant fait «fermer les portes derrière lui, il alla au-devant du duc, et prononça «une harangue si remplie d’éloquence qu’il gaigna les bonnes grâces du «prince, lequel promit audit abbé, aux religieux et habitants de Redon, de «leur maintenir, garder et accomplir les libertés, noblesses , franchises , droits net diverses coutumes, tant de leur église et monastère que des habitans et « demeurans en la dicte ville, faubourgs et territoires. . . ‘; après quoy, les portes de la ville estant ouvertes, le duc fist son entrée solennelle à Redon, H et fut reçu par l’abbé, les religieux et les habitans, avec tout le contento- « ment possible et tesmoignage d’une réjouissance publique^. »
Depuis ce jour, Jean de Tréal jouit de toute la faveur du duc, qui l’appela dans son conseil d’état, et ne cessa de se montrer le fidèle gardien des privilèges de Saint-Sauveur.
VI. La ville de Redon, ses institutions municipales, son industrie, son commerce.
Les mots franchises , libertés, noblesses, ont été prononcés tout à l’heure; c’est donc ici le lieu de dire quelques mots de la manière dont la bourgeoisie et les classes ouvrières étaient organisées à Redon, sons le gouver- nement des ducs de Bretagne et des rois de France.
Je crois avoir établi ailleurs, quoique d’une façon par trop sommaire , les points assez importants que voici ;
I. L’histoire de Bretagne n’offre point d’exemples de communes révoltées, venant imposer des lois à une aristocratie tyrannique.
IL Le mot commune n’est écrit dans aucune charte de Bretagne; le régime municipal n’y a été fondé qu’au commencement du XV siècle.
III. Avant l’établissement de ces municipalités, dont l’organisation était bien plutôt ecclésiastique que civile*, les intérêts soit des bourgeois, soit des paysans, étaient gérés par des fabriqueurs nommés par le général de la paroisse ^.
Toutes les recherches auxquelles je me suis livré, dans ces derniers temps, sur les communautés de villes, et sur celle de Redon en particu- lier, sont venues confirmer mes assertions d’il y a vingt ans. Nulle trace, en effet, de municipalité romaine ni de commune jurée en Bretagne, pendant le moyen âge. Mais plusieurs documents attestent que, pour n’avoir point conquis de libertés communales, les armes à la main, nos bourgeois n’en jouissaient pas moins de certaines franchises. Ces franchises étaient certainement très modestes; mais elles suffisaient aux populations dans un temps où l’Eglise exerçait un si puissant empire, même dans la vie civile »
et où la plupart des villes, du moins en Bretagne, n’étaient, en réalité, que de petites forteresses, des places de refuge, dans lesquelles l’autorité militaire devait naturellement prévaloir. Divers actes publiés par les Béné- dictins, ou qui se trouvent parmi les documents manuscrits des Blancs- Manteaux, prouvent que, sous celte espèce de régime de guerre, les bour geois n’étaient pas gouvernés d’une façon despotique. On avait coutume de les consulter dans les circonstances importantes, soit qu’il s’agît de fonder quelque communauté religieuse, d’établir un nouvel impôt ou de traiter avec l’ennemi de la reddition de la ville. M. de la Borderie a cité, dans les bulletins arcbéologiques de l’Association bretonne, un document inédit de i36o, où l’on voit les bourgeois de Vitré venir, en grand nombre, à la suite de leur seigneur et des gentilsbommes de la baronnie, donner leur consentement à l’établissement de religieux augustins dans l’un des faubourgs de la ville. Le consentement des bourgeois de Redon fut aussi jugé nécessaire par Jean de Tréal, abbé de Saint-Sauveur, lorsque, avant la bataille d’Au- ray, il crut devoir entourer Redon de murailles et de fossés’. Quant aux traités qui faisaient passer une cité des mains d’un souverain dans celles d’un autre, les bourgeois étaient toujours appelés à y intervenir: c’est ce qui eut lieu à Quimper, en 1342; à Saint-Malo, en 1384 , 1395, 1415; à Rennes, en 1379; à Guérande, en 1381,etc^.
Dans les affaires qui intéressaient la généralité des habitants d’une ville, les bourgeois se faisaient représenter en justice par un procureur spécial ayant mission de défendre les droits de la communauté. C’est ainsi que,
dans la seconde moitié du XI siècle, un procès fut soutenu devant la cour du duc, au nom des habitants de Redon, qui refusaient de payer certaines redevances réclamées par les moines, c’est ainsi qu’en 1289 un procureur des bourgeois de celte ville , nommément désigné , intervenait dans une transaction passée en justice entre le sire de Rieux, d’une part, et l’abbé et les habitants de Redon, d’autre part, au sujet de la réparation d’une écluse dite la porte redonaise, «laquelle estoit assise sur la Vilaine, au pont de Rieux. »
Cette intervention des bourgeois, soit par eux-mêmes, soit par leurs dé- légués, lorsqu’il s’agissait des grands intérêts de la cité, atteste bien, comme il a été dit plus haut, que les seigneurs des villes, laïques ou ecclésiastiques, n’y exerçaient pas une autorité arbitraire. Mais il faut reconnaître que les prérogatives dont nous venons de parler étaient purement faculta- tives, et qu’elles ne sauraient être assimilées aux droits dont jouissaient les cités municipales.
Durant le xv’ siècle, l’enceinte des villes ayant commencé à s’agrandir, par suite du développement de l’industrie et du commerce , la nécessité d’un conseil régulier et permanent se fit sentir, et un certain nombre de municipalités furent créées en Bretagne’. Mais, chose remarquable, dans cette nouvelle organisation il est facile de reconnaître des traces nombreuses de l’ancienne administration paroissiale. A Saint-Brieuc, par exemple, rassemblée des bourgeois conserva longtemps le nom de général, qui désignait anciennement la réunion des paroissiens, et c’était la communauté
de ville qui nomiiiail les trésoriers de la fabrique . On a cité un fait qui prouve bien aussi que la nouvelle municipalité bretonne ne fit pas scission avec l’ancienne organisation paroissiale : dans beaucoup de villes de Bre- tagne, au xv° et au xvi° siècle, le lieu de réunion du conseil des bourgeois était l’église ou (quelque chapelle qui en dépendait-.
Il m’a été facile de me convaincre, en feuilletant quelques actes de la communauté de Redon, que là aussi le régime municipal ne fut que le simple développement de la vieille organisation paroissiale. Toutefois il est à noter que, dans cette ville d’origine toute monacale, et qui devait tant à la crosse, félément civil, comme on parle de nos jours, tendit, dès le règne de Louis XIV, à se séparer de l’élément ecclésiastique ou paroissial. Louis le Grand, on le sait, se souciait peu que les villes de son royaume conservassent des privilèges incompatibles avec le nouvel ordre de choses qu’il voulait établir. De là le choix d’officiers , de gouverneurs et d’intendants de provinces, exclusivement dévoués à la volonté du maître, et qui, pour que cette volonté ne rencontrât jamais d’obstacle, s’eflbrcèrent, autant qu’il était en eux, de détruire toutes les vieilles coutumes de la province, de la cité, de la paroisse. Le meilleur moyen pour y parvenir,
clerc et son fils Jean le Roux l’avaient bien compris, dès le XIII siècle, — c’était d’affaiblir la puissance du clergé, gardien naturel des traditions antiques. A Redon, ce fut un sieur Gicquel de Beaumont, procureur-syndic, qui, le 16 août 1658, commença l’attaque contre les moines, dans l’assemblée municipale, en venant se placer dans le banc où avait coutume de s’as- seoir le président de la communauté de ville. « Après avoir pris les voix, en «l’ordre ordinaire, à la pluralité d’icelles, il fut advisé, suivant la coutume, «que ledit sieur de Beaumont, syndic, prendrait pîace après messieurs les «religieux, recteur, alloué, lieutenant et procureur fiscal; à quoi ledit sieur « de Beaumont ne voulut obéir, et a protesté vouloir se pourvoir contre « ladite délibération. » Le droit était évidemment du côté de l’abbé et du chapitre de Saint-Sauveur, seigneurs spirituels et temporels, par indivis, de la ville de Redon. Mais Gicquel de Beaumont s’adressa au comte de Talhouet, gouverneur de la ville , « lequel biffa et bâtonna , de sa propre autorité, ladite
délibération, et se porta à des excès étonnants contre les religieux et
«contre les juges. » En effet, le 26 août, M. le gouverneur convoqua une
assemblée «dans laquelle il régla les rangs à sa fantaisie, et Sur la protesta-
tion des religieux, le parlement de Bretagne rendit, le 28 mai, un arrêt
par lequel la prétendue ordonnance signée Talhouet sur le registre de la com-
munauté était déclarée nulle , et qui , faisant droit aax demandes desdits reli-
gieux, ordonnait «qu’aux assemblées ordinaires et extraordinaires de ladite
;i maison commune, auraient entrée et voix délibérative : le gouverneur,
«l’abbé de Redon, deux religieux députés du chapitre, le vicaire perpétuel,
«les juges, procureurs et greffier de ladite juridiction; trois gentilshommes
ordinaires et domiciliés avant les trois ans en ladite ville (lesquels ne porte-
«roient épées ni autres armes); deux procureurs, deux notaires royaux et
«deux de la juridiction; le syndic en charge et les autres anciens syndics;
«les miseurs et controlleurs qui auroient rendu leurs comptes, pavé leur
«débet et rendu par inventaire les papiers de ladite communauté; quatre
« marchands domiciliés depuis les cinq ans dans ladite ville et faubourgs, les-
quels marchands, procureurs et notaires seroient élus en assemblée, au
«commencement de chaque année.» Il était ordonné, par ce même arrêt.
et que les syndics greffiers ou secrétaires de la communauté seraient assis ,
au bout de la table, si mieux n’aimait le syndic se mettre après lesdits religieux, vicaire perpétuel et officiers de la juridiction abbatiale de Redon. n suivant la coutume antique. »
Après ce règlement conforme à l’ancien usage, on pouvait croire que la paix était rétablie entre les religieux et certains laïques de la communauté de ville. Mais il n’en fut rien. «Quelques jours avant la publication dudit «règlement, c’est-à-dire le 6 mai 1659, ils s’avisèrent (les adversaires des « moines) de s’assembler tumultuairement, et firent une délibération de la «communauté, par laquelle ils prièrent le gouverneur d obtenir et de faire « donner un arrêt du conseil du roy, qui réglât les places que devaient occuper messieurs les habitants de Redon et messieurs les religieux de l’abbaye de Saint-Sauveur-.»
L’affaire, en effet, fut évoquée au conseil du roi, qui fit défense au parlement d’en connaître^. Cependant, sur la requête des religieux, le même
conseil dut renvoyer les parties devant le parlement de Bretagne, qui donna gain de cause, cette fois encore, à l’abbé de Saint Sauveur’. Les choses res- tèrent en cet état jusqu’en 1743. Mais, à celte époque, «un certain ambitieux et ennemi de la paix surprit la religion du roy un arrêt de son conseil, qui, renversant l’ordre ancien , si sagement établi par les arrêts du parlement, mit tout dans le trouble et dans la confusion. » Par cette nouvelle décision royale, un arrêt qui avait été rendu, le 21 avril 1739, pour la ville de Vitré, fut déclaré applicable à celle de Redon; et l’on notifia aux religieux que leur prieur aurait seul, désormais, le droit d’assister, mais non avec place d’honneur, aux délibérations de la communauté de ville. Les bénédictins protestèrent contre cette inique violation des usages anciens; ils firent observer qu’à Rennes « l’évêque occupait encore le premier rang dans les assemblées de ville; l’abbé de Saint-Melaine, le second; deux cha- noines de la cathédrale, le troisième, et, enfin, deux religieux de Saint- Melaine, le quatrième. D’après cela, pouvait- on alléguer un seul motif raisonnable pour enlever des prérogatives toutes semblables à l’abbé de Saint-Sauveur et à ses religieux? N’était-ce pas chose inouïe que de placer des juges, un procureur fiscal, d’anciens syndics, avant le prieur de l’abbaye, c’est-à-dire des officiers inférieurs avant le seigneur ecclésiastique qui les nomme? Est-ce que dans toute assemblée politique où entrent des gens d’église, ceux ci n’occupent pas toujours le premier rang? etc. » —J’ignore quel fut le résultat final de ces légitimes réclamations; mais il m’a paru que je devais placer sous les yeux du lecteur un résumé succinct du mémoire très-intéressant, quoique un peu prolixe, du prieur et des religieux de Saint-Sauveur. De ce mémoire ressort un fait curieux, c’est que, vers la fin du XVII siècle, les bourgeois de Redon, excités contre les moines par quel- ques-uns de leurs magistrats municipaux et par un gouverneur de ville, s’associèrent, sans en avoir conscience, à une lutte dont le résultat ne de- vait pas être seulement fatal aux droits et privilèges des moines. Ce résultat ne se fit pas attendre; la Révolution, imposant silence à toutes les voix, vint renverser, du même coup, royauté, noblesse, clergé, provinces, communauté
de ville, et créer un nouveau genre de commune qui n’emprunta rien, celle-là, à l’antique municipalité chrétienne.
VII. Des corps de métiers et du commerce maritime à Redon.
I. Après l’histoire de la communauté de ville vient naturellement celle de la classe ouvrière, à Redon. Un mot donc sur l’organisation des corps de métiers sous le gouvernement paternel des abbés de Saint-Sauveur; puis, avant de clore ce chapitre, nous examinerons l’état du commerce maritime en Bretagne, et particulièrement dans le pays de Vannes, depuis les temps mérovingiens jusqu’au milieu du xv’ siècle.
L’oisiveté des moines a servi de texte, depuis la Réforme , à d’incessantes attaques contre les ordres religieux, et ces attaques, on le verra plus loin, n’ont pas toujours été sans fondement. On a tort d’oublier, toutefois, que
durant une longue période du moyen Age, la maxime de saint Paul, Qui ne veut pas travailler, ne doit point manger, fut appliquée, avec une grande sévérité, dans les monastères d’hommes et de femmes. Les moines devaient en efiet gagner leur nourriture par un travail manuel de plusieurs heures ‘, la tâche de la journée était réglée pour tous, et, douze fois dans l’année, le cellerier était obligé de rendre au supérieur un compte exact de la besogne de chacun *. L’oisiveté étant « l’ennemie de l’âme ^, » les religieux , selon le précepte de saint Augustin, travaillaient comme maçons, charpentiers, forgerons, cordonniers’^, etc. Mais c’était particulièrement à la culture des champs que le grand nombre se consacrait. La faucille que les moines de Saint-Benoît portaient toujours à la ceinture n’était pas un vain symbole : elle les avertissait, à tout instant, que la terre réclamait leurs sueurs, et que l’agriculture devait être le but constant de leurs travaux. Aussi l’his- toire du moyen âge, du V au X siècle, n’est-ellc, comme l’a dit excellement M. de Pétigny, que Ykistoire du défrichement de l’Europe centrale par l’ordre de Saint-Benoît »
Les merveilles de cette transformation de terres abandonnées, de ma- récages pestilentiels, de forêts impénétrables, en campagnes couvertes de moissons et habitées par des populations saines et robustes, ces merveilles ont été célébrées par les écrivains les plus éminents de l’Europe moderne . Mais l’organisation des gens de métiers ne pouvait pas exciter l’intérêt des érudits au même degré que celle des ouvriers agricoles, dont le nombre était si considérable, et qui formaient comme la base de l’édifice féodal. D’ailleurs, outre que le premier sujet n’offre pas, à beaucoup près, la même
importance et la mûme variété que le second, les documents nécessaires, et particulièrement ceux qui se réfèrent aux temps anciens , font à peu près défaut. La récente publication de nombreux cartulaires permettra-t-elle comme on l’espère \ de faire revivre le peuple du moyen âge dans sa vie d’atelier, comme d’autres l’ont fait revivre dans sa vie agricole et munici- pale? Malheureusement, notre Cartulaire n’offrira que bien peu de maté- riaux pour ce travail important.
Tout le monde sait que, dès l’origine des monastères, les religieux exerçaient divers métiers. Il y avait, parmi les compagnons de saint Pa- côme, non-seulement d’habiles copistes de manuscrits, mais encore des boulangers, des tanneurs, des forgerons-, etc. Saint Jérôme parle avec admiration de l’ordre qui régnait dans les communautés orientales : » Les frères de même état, dit-il, sont réunis dans le même atelier sous la direction d’un préposé; les tisserands sont ensemble, de même les tailleurs, les foulons, les charpentiers, etc.’» On lit dans la Vie de saint Eloi, par saint Ouen, que l’abbaye de Solignac, en Limousin, renfermait beaucoup d’artisans experts en divers métiers, et qui, dociles h la règle du Christ, étaient toujours prompts à obéir*. Or, qu’il y ait eu en Bretagne, dès l’époque mérovingienne , un certain nombre de ces artifices diversarum artium periti, il n’est guèie possible d’en douter, lorsqu’on se rappelle les magnifiques travaux exécutés, par Tordre de saint Félix, dans la cathédrale de Nantes ^ La charte où le roi Salomon énumère les objets précieux
dont il avait enrichi le monastère de Plélan, atteste que, sous les Carlovin- giens,la Bretagne possédait aussi d’habiles ouvriers •*. Les uns, mohies ou frères convers, s’occupaient, dans l’intérieur des monastères , à façonner le lin, la laine, le bois, le fer, l’ivoire, l’argent et l’or; les autres, serfs volontaires ou artisans plus ou moins libres, travaillaient hors de l’enceinte du couvent, et formaient, à eux seuls, une population considérable
De là l’origine d’un grand nombre de villes parmi lesquelles se peuvent citer, dans la presqu’île armoricaine, Saint-Brieuc, Tréguier, Dol, Quim- perlé, Redon, etc. C’était, en effet, à qui viendrait se placer sous la tutelle des fils de saint Coiomban ou de saint Benoit. Tandis que le flot des invasions barbares emportait les derniers vestiges de la civilisation romaine, tandis que le désordre, la guerre, l’anarcbie régnaient partout, au fond des fijrêts naguère habitées par des bètes fauves et infestées par des brigands’, se reconstituaient la famille, la cité, le gouvernement. En ce temps-là, dit un ancien hagiograpbe, non-seulement les campagnes, les villes, les bourgades, les lieux fortifiés, mais même les plus agrestes solitudes des Gaules voyaient surgir des armées de moines , des essaims de jeunes vierges consacrées à Dieu; et des monastères soumis aux règles de Saint- Benoît et
de Saint-Colomban s’élevaient, en très-grand nombre, là même où naguère on en comptait à peine quelques-uns. Fondée beaucoup plus tard que ces communautés primitives, l’abbaye de Redon ne put jouir que d’un petit nombre d’années de paix. Mais, lorsque l’épéo d’Alain Barbe-Torte eut délivré la Bretagne du fléau des invasions normandes, les moines, réfugiés d’abord à Plélan, puisenFranceetenAngleterre,s’empressèrentderevenir et de relever leurs monastères ruinés. Avec le travail , la prospérité ne tarda pas à se rétablir. Cette prospérité donna naissance,
cela n’est pas sans exemple à une sorte de lutte entre les religieux de Saint Sauveur et le commiyi des habitants de la ville (rdgus totias villœ), qui prétendaient se soustraite à toute espèce d’impôt. Les moines durent en référer au duc Conan II, un jour qu’il était venu visiter l’abbaye : «Or, le prince, ayant
rassemblé les seigneurs de sa suite, leur soumit la réclamation des religieux, «avec prière de l’examiner et de lui faire connaître leur avis. Les deux «parties comparurent donc devant leurs juges, et ceux-ci, le duc présent,
condamnèrent les habitants de Redon à payer aux moines tous les impôts «qu’on a coutume de percevoir dans ies autres villes du pavs. En conse- il quenrc, il lut arrêté, par décision des nobles et par autorité du prince, u que le receveur de l’abbaye prélèverait un droit sur le pain , la \àande et (f autres denrées de même nature; que, sur le vin, l’hydromel, la cervoise « et la liqueur aromatisée (pigmentani) les religieux prendraient une bouteille «par muid; que les drapiers, sans préjudice d’autres devoirs, oflViraient, à « Noël, une tunique à l’abbé; qu’à la même époque, et, en outre, au temps «de Pâques, certains cordonniers payeraient douze deniers et fourniraient «des chaussures [subtalares] ; que d’autres, faisant usage de peaux d’agneaux «et de moutons, se tiendraient, aux deux époques précitées, à la disposi- «tion de l’abbé de Saint-Sauveur, pour exécuter, dans l’intérieur du mo- «nastère, tel travail qui leur serait indiqué par les frères; enfin, que les «selliers présenteraient une selle à Pâques, et une seconde le jour de la «Nativité du Sauveur ‘. »
Ces renseignements laissent beaucoup à désirer; mais, tout incomplets qu’ils soient, ils n’en établissent pas moins que, dès le xi » siècle, divers corps de métieis existaient à Redon. Nous aurons grand soin de noter, plus loin, la profession de tous les artisans cités comme témoins dans les chartes de Saint-Sauveur.
II. Nos recherches sur le commerce maritime des Bretons et parlicu- lièrement des Vénètes, au moyen âge, ne nous ont rien fourni de bjen im- portant. Il semble que, depuis la victoire navale de D. Brutus dai* la Vé- nétie, les Curiosolites, qui n’avaient pris aucune part à cette lutte fatale »-, aient hérité de l’ancienne activité commerciale de leurs voisins du sud. Aieth, en effet, était encore, au vi » siècle, im port assez fréquenté’, tandis que le pays de Vannes, théâtre d’une lutte acharnée entre les Gallo-Francs et les Bretons ‘, semble être resté quelque temps à peu pi’ès étranger au commerce maritime. Cependant Grégoire de Tours parle de navires sur lesquels Waroch avail fait charger ses trésors, et qui devaient le transporter dans quelque île du Morbihan .
La marine bretonne avait pris, paraît-il, quelque accroissement sous ies Carlovingiens, car on lit ce qui suit dans la Chronique du moine de Saint- Gall : « Un jour que l’empereur Charles, qui aimait à voyager, prenait son «repas dans une ville de la Gaule narbonnaise, où il ëtait arrivé subite- «menl, sans se faire connaître à personne , il advint que des corsaires normands se présentèrent dans le port, pour y exercer la piraterie. La vue « de leurs vaisseaux fit naître diverses conjectures : les uns les croyaient « montés par des trafiquants juifs ou africains, les autres par des marchands «bretons. Mais, à la forme et à la légèreté des navires, le très-sagace
Il empereur vit bien qu’on se méprenait : — Ces vaisseaux, dit-il, ne sont «pas chargés de marchandises, mais remplis d’ennemis très-dangereux’.» Évidemment, si des relations commerciales n’avaient point existé entre la péninsule armoricaine ot la province narbonnaise, l’idée ne serait pas venue d’atti’ibuer à des marchands bretons les navires montés par les pi-
rates normands.
Mais dans quelle mesure le port de Redon fut-il appelé, sous le règne
du grand empereur, à participer aux bienfaits du commerce maritime.»’ C’est ce qu’il nous est impossible de déterminer. Des nombreuses chartes carlovingiennes qu’on lira plus loin , une seule, dont la date peut être fixée à 848, a Irait à la navigation , et il n’y est parlé que de droits à percevoir, par le seigneur de Bain^, sur les marchands et sur les navires, à leur entrée dans l’Oust’. Au surplus, quelle qu’ait pu être, dans ces parages, l’activité de quelques ports privilégiés, vers le milieu du IX siècle, il est certain
qu’elle fut complètement anéantie après la mort d’Alain le Grand Au fond de quel golfe, en effet, dans quelle crique ignorée les flottes normandes n’avaient-elles pas porté le fer et la flamme?
Après le retour d’Alain Barbe-Torte, la navigation reprit sans doute un peu d’essor. L’exemption de tous les péages et impôts qui grevaient les marchandises, — privilège dont jouissait l’abbé Catwalion en 1026 , — fut un puissant moyen d’accroissement pour le commerce redonais. Cepen- dant, s’il fallait en croire le géographe arabe Edrisi, qui écrivait dans la pre- mière moitié du XV siècle, Redon «située sur un territoire abondant et «fertile, et dont les maisons étaient jolies et bien habitées,» n’aurait été, dans ce temps-là, «qu’une ville sans importance’^. » Cela s’accorde peu,
je dois le dire, avec les données fournies par l’histoire sur l’état florissant de l’industrie redonaise vers la même époque^, et surtout avec la prospé- rité inouïe de la ville monacale sous le règne dos premiers ducs qui succé- dèrent à Pierre de Dreux et à son fils Jean le Roux. On en pourra juger, au surplus, par l’extrait suivant, que nous empruntons à l’une des chroniques manuscrites du monastère :
« Tous les debvoirs qui se levoient auparavant sur les marchandises et I denrées qui abordoient ou qu’on vendoit à Redon, tant en gros qu’en détail, tournoient au profit de l’abbé ou de son monastère, en vertu du «privilège concédé aux religieux de la dite abbaye par les pi’écédens ducs «de Bretagne, qui s’estoient déportés de ce droit en faveur du monastère; d’où vient qu’en ce temps-là, comme le tribut estoitfoi’t modique, le « trafic qui s’exerçoit à Redon estoit si grand qu’il sembloit estre le magasin «de la province, où les marchands de Rennes, de Saint-Malo, d’Anjou, de «Normandie et de Mayne accouroient pour de là transporter en leurs provinces toutes sortes de marchandises qu’on y rencontroit en abondance;
« et, en une enqueste faite environ en l’an 1400, par commandement et autorité du duc, touchant les debvoirs que l’abbé de Redon levoit sur les marchandises qu’on amenoit à Redon tant par eau que par terre , plusieurs « tesmoins déposent que quelquefois, en une seule marée, abordoient au port de Redon plus de cent cinquante vaisseaux chargés de toutes sortes de marchandises
et que les rues en estoient si remplies qu’à peine un homme à « cheval pouvoit-ii commodément passer. Mais, depuis que les guerres civiles « eurent commencé et que les ducs, pour subvenir aux frays d’icelles, eurent « imposé des tailles, tant sur leurs subjects par teste que sur les marchandises, le commerce commença à diminuer de beaucoup, et l’abbé de Redon perdit beaucoup des debvoirs qu’il avoit de coutume de lever auparavant
On voit qu’il faisait bon vivre sous la crosse, à Redon, vers la lin du XIV siècle. Cette prospérité étonnera probablement la plupart des lecteurs, qui, entendant supputer sans cesse les années de guerres dont nos pères subirent le fléau, en sont venus à croire que leur sort était tout à fait intolérable. Rien de moins fondé, pourtant, que les conséquences tirées de ces statistiques prétendues historiques. On pourrait tracer un effroyable ta- bleau de la période la plus paisible et la plus heureuse de l’histoire, en additionnant, d’après le même système, toutes les erreurs, toutes les vio- lences, tous les crimes commis pendant ce laps de temps. Mais procéder ainsi, ce n’est pas juger impartialement une époque. Que le XIV et le XV siècle aient été, pour la France particulièrement, un âge de fer; que les mœurs corrompues, les institutions devenues oppressives de ce temps- là appellent toutes les sévérités de l’historien, qui le peut nier? Mais, poxu’ juger sainement une société si différente de la nôtre , il faut se dépouiller de toute idée préconçue, et considérer les faits dans le milieu où ils s’ac- complirent. On oublie trop, d’ordinaire, que tel ou tel événement qui rui- nerait aujourd’hui le pays, et désorganiserait complètement le gouvernement, ébranlait à peine la vieille France, divisée et subdivisée en une foule
de petits étals. Une invasion avait-elle lieu sur un point du territoire : les villes, fortifiées pour la plupart, et qui renfermaient une bourgeoisie fortement organisée, échappaient, pour ainsi dire, aux fléaux de la guerre. Quant aux habitants des campagnes, ils se retiraient avec leurs bestiaux au fond des forêts ou dans les châteaux des seigneurs, qui leur devaient un asile dès que l’ennemi occupait le pays. La paix conclue, le travail reprenait, et la prospérité ne tardait pas à renaître. Voilà ce qui ressort de l’étude conscien- cieuse des faits. Que si, toutefois, mes assertions étaient contestées, je de- manderais qu’on voulût bien m’expliquer comment, en moins d’un demi
siècle, de 1364, où finirent les terribles guerres de la succession, jusqu’à l’année 1408, où se fit l’enquête précitée, Redon put s’élever à ce degré de prospérité d’être considéré « comme le magasin de la province. «
Malgré «l’heureuse situation de son port de commerce,» Redon est aujourd’hui, comme disait Edrisi, «une ville sans importance.» Point d’industrie, très-peu de commerce^; des navires en petit nombre. Il y a loin , certes, d’un tel état de choses à celui de l’année 1408, où, en une seule marée, «abordoient quelquefois à Redon plus de cent cinquante vaisseaux chargés de toutes sortes de marchandises ! » Mais une nouvelle ère de prospérité va s’ouvrir pour la ville de Nominoé et de saint Convvoion. Ses rues, son port, trop souvent déserts, retrouveront leur activité passée.
VIII. L’abbaye de Redon depuis le xv’ siècle jusqu’à la révolution française.
Au XV’ siècle la décadence des communautés religieuses avait déjà produit en France des effets déplorables. Le travail manuel était tombé en désuétude dans la plupart des communautés religieuses, depuis trois cents ans. D’un autre côté, la création des grandes universités ayant amené la suppression des écoles monastiques, toute l’activité des esprits s’était portée ailleurs. De là une complète révolution dans les mœurs des cloîtres : les caractères s’amollirent dans une sorte d’inaction , et, bientôt, un trop grand nombre de religieux, dominés par l’esprit du monde, s’abandonnèrent à leurs passions. Dès la première moitié du XIII siècle, de graves désordres s’étaient introduits dans l’abbaye de Redon. Le pape Grégoire IX avait dû y pourvoir en chargeant l’abbé de Savigny, le prieur des frères prêcheurs
de Dinan et l’archidiacre de Sablé de rétablir le bon ordre et la régularité parmi les moines de Saint-Sauveur. Mais ceux-ci, loin de remplir la promesse qu’ils avaient faite de s’amender, se livrèrent à des désordres encore plus révoltants, et ils en vinrent pour employer les paroles mêmes
,
du pape, à être l’opprobre de leur ordre ‘. Il nous est révélé, par un autre document tiré des archives de Savigny, que l’abbé et les moines de Redon poussaient si loin l’oubli de leurs devoirs que le monastère tombait en ruine faute de réparations, et que toute œuvre pieuse et charitable y avait à peu près cessé.
Grâce à la vertu et à l’énergie de quelques-uns de ses abbés, Saint-Sau- veur se releva de cette dégradation. Mais ce fut pour subir, un peu plus tard, les tristes abus auxquels donna naissance l’introduction des conimendes. Ces commendes, dom Lobineau les a caractérisées en quelques mots aussi vrais qu’énergiques: «Au commencement, dit-il, elles avaient plus l’air d’un véritable brigandage que d’une administration légitime . » Ce fut là, jusqu’à la fin, le fléau des monastères’. Cependant, malgré ces désordres, la vieille abbaye bretonne n’avait pas perdu tout prestige. De nombreux pèlerins continuaient de venir prier dans la vieille église qui possédait les reliques de saint Conwoion et de tant d’autres personnages vénérés. Les ducs de Bretagne, de leur côté, se montraient pleins de res- pect pour l’antique sanctuaire de l’indépendance nationale. L’un d’eux, le duc François I », fut tout particulièrement le protecteur et l’ami des moines de Saint-Sauveur. Non content de leur avoir accordé toutes sortes de pri- vilèges , il voulut faire ériger Redon en évêché . Sur les instantes prières du prince, le pape Nicolas V avait en effet décidé qu’un dixième diocèse serait créé dans la Bretagne. Ce diocèse devait se composer des paroisses
qui dépendaient de i’abbaye, et d’un certain nombre d’autres paroisses dé- laclices des évêchés de Rennes, de Nantes et de Sainl-Malo. L’évêque de Saint-Brieuc avait déjà reçu la mission de faire exécuter la bulle ponticale; mais les trois prélats intéressés adressèrent des réclamations au Saint- Siège et, comme dans l’intervalle arriva la mort du duc François I », son projet fut abandonné pour toujours.
Sous François 11, fabbaye de Redon reçut la visite de l’ennemi le plus puissant et le plus dangereux des Bretons. On lit, en etfet, dans une dépêclie adressée par les ministres de Louis XI au comte du Maine, les curieuses paroles que voici :
Et tout après (c’est-à-dire après le voyage de François II à Tours, pour Il un vœu que le roi avait à faire à Saint-Sauveur de Redon,qui est au pais » de Bretaigne , il alla (Louis XI) accomplir le dit voyage à tout petit nombre «de gens, et de là revint au château de Nantes, avec icelui petit nombre, «faire bonne et privée chière avec le dit duc, parce qu’il lui montra si grand signe d’amour qu’il ne pourrait au monde plus -. » S’il faut en croire la tradition, ce serait à la suite de ce pèlerinage, dont la Clu’onique de Re- don fixe la date à l’année 1461, que le roi de France aurait fait don à l’abbaye d’un grand Christ d’argent qui décorait le maître-autel, et de six grands chandeliers de même métal.
Le trésor de Saint-Sauveur renfermait des objets plus précieux encore, en l’an 1 /188. A cette époque où la guerre civile désolait la Bretagne, où la pé- nurie d’argent était telle que la duchesse Anne elle-même en était réduite à faire appel à la bourse de chacun de ses sujets, l’histoire nous apprend que les moines de Redon offrirent à leur souveraine un calice d’or du poids de quinze marcs, sept onces, deux drachmes, et en outre trente marcs d’argent^. Avec cette somme la bonne duchesse put défendre quelques jours de plus l’indépendance de ses états. Ainsi, le dernier acte des moines de Redon, à la veille de l’union de la Bretagne à la France, avait été un acte de dévouement au pays.
A partir de cette époque, les annales de la vieille abbaye carlovingieinic n’offrent plus, à vrai dire, aucun fait digne d’intérêt. Renfermés dans l’intérieur de leur monastère, sans influence dans les conseils des princes el auprès des classes inférieures, dont les intérêts temporels leur sont devenus à peu près étrangers, les religieux semblent prendre à tâcbe de justilier les accusations qui, de tous côtes, commencent à s’élever contre eux. Toute tentative de réforme suscite parmi eux une résistance poussée parfois jusqu’à la révolte. Le cardinal Salviati, abbé commendataire de Saint-Sauveur,
éprouva les effets de ce mauvais esprit. II lui fallut, pour faire exécuter « la «dévote réformalion » ordonnée par le Saint-Siège, recourir à l’intervention du prince. Le parlement de Bretagne, saisi de l’affaire, dut nommer mes- sire Pierre d’Argentré, sénéchal de Rennes, pour « pourvoir, à l’ayde de bras «séculier, à ce que icelle refformation fust inviolablcment entretenue, et « pugnition faicte des contraventions à la dite refformation .
Parfois, c’était l’abbé lui-même dont la conduite envers ses moines appelait les rigueurs de la justice. L’Italien Paul Hector Scotti se trouva dans ce cas. Quoique les revenus de l’abbaye fussent alors très-considérables, comme le prouve un Aveu au roi dont on lira plus loin quelques fragments^, Scotti ne voulait remplir aucune des charges auxquelles il était tenu envers les religieux^. Il fallut en appeler au parlement, qui, par arrêt du
24 octobre 1573, condamna l’abbé à «entretenir convenablement trente «religieux dans le monastère, à leur fournir un théologal, un prédicateur « pendant fAvent et le Carême, el enfin à faire bâtir et meubler une infirmerie. »
Arthur d’Epinay, qui remplaça Scotti, suivit une tout autre voie. Homme pieux et dévoué, il lit rebâtir la maison abbatiale et introduisit dans le monastère les Pères de la société réformée de Bretagne. L’abbé d’Epinay mourut en 1618. Quatre ans après, il était remplacé, à Redon, par un homme dont le nom est à lui seul toute une histoire, par Armand du
Plessis, cardinal, duc de Richelieu. L’immortel prélat, on le pense bien, eut à peine un moment pour visiter ce coin de l’Armorique. Mais son pas- sage à Saint-Sauveur ne fut pas stérile. A peine installé , il fit reconstruire une partie des bâtiments réguliers, qui tombaient en ruine, et, le 28 octobre 1628, il introduisait dans son abbaye les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur.
Le court séjour du cardinal à Redon produisit encore un autre résultat, et celui-là d’une importance capitale. En visitant le littoral breton, Riche- lieu fut frappé des immenses ressources qu’offrait à la marine le pays des anciens Vénètes. La situation de Locmariaker\ celle de la rade fermée de Blavet- attirèrent singulièrement son attention; et, lorsque, après avoir visité Brest, il revint à la cour de Louis XIII, dans son esprit avait germé une pensée longtemps méditée par d’Ossat : la France, grande puissance militaire, doit être, en même temps, une gi’ande puissance maritime!
Après Richelieu, trois Choiseul-Praslin dont les uns quittèrent la crosse pour l’épée^, et dont le dernier dut rentrer dans le monde pour y perpétuer sa race; puis deux La Tour d’Auvergne, revêtus des plus hautes di- gnités de f église^, occupèrent successivement le siège abbatial de Redon. A ces illustres personnages succéda, en 1747, Abbé Desnos, vicaire général de Saint- Brieuc, nommé plus tard à l’évêché de Rennes, et qui mourut dans fexil en 1793.
A l’époque où parut le décret de dissolution des communautés religieuses, celle de Saint-Sauveur ne renfermait plus que sept religieux’.
Ainsi finit, après plus de neuf siècles de durée, la grande fondation religieuse et politique du libérateur des Bretons. J’aurais voulu passer l’éponge et tirer le rideau sur les tristes années écoulées de 1642 à 1792. De la sorte, les annales de la royale abbaye se seraient ouvertes et fermées, à huit cents ans de distance, par deux noms éclatants : Nominoë ! — Richelieu ! l’un, le héros de l’indépendance bretonne; l’autre, le fondateur implacable de la monarchie une et despotique.
Chapitre III — Géographie Historique
Les moines de Saint-Sauveur de Redon ne possédaient de propriétés que dans les cinq évêchés de Vannes, Rennes, Nantes, Cornouaille et Saint- Malo. Mais comme les quatre autres diocèses de la péninsule, c’est-à-dire ceux de Léon, de Tréguier, de Saint-Brieuc et de Dol, furent formés de démembrements des anciennes cités des Osismes, des Curiosolites et des Rhedons, ces quatre nouveaux diocèses doivent entrer aussi dans le cadre de mon travail, dont la première partie sera consacrée à la géographie politique et la seconde à la géographie ecclésiastique.
Avant de donner la topographie de chacune des cinq cités de la pres- cpi’île armoricaine , j’examinerai un petit nombre de questions générales, qu’il importe d’éclaircir, dès ici, pour n’avoir point à y revenir sans cesse :
- I . Des diverses applications du mot Armorique.
- II. Division des cités gauloises en pagi.
- III. Le comitatus sous les Francs.
- IV. La centaine, la vicairie ou viguerie, la plels, la condita.
- V. La commote, la trêve [Tref), la villa, le hameau, la terre, Bot, Kaer, Ran , etc.
- VI. Des noms de lieux.
I. Des diverses applications du mot Armorique.
Le mot Armoriqne , mal compris, a donné lieu, durant le moyen âge et même de nos jours, à de très-graves erreurs Je vais donc rappeler ici. en très-peu de mots, ce qu’on a compris, à diverses époques, sous cette dénomination.
César est le premier historien qui fasse mention des cités armoricaines. C’étaient, dit-il, des contrées voisines de l’Océan : n civitates. . . quœ Ocea- «num attingunt, quœque, Gallorum consuetudine , Armoricse appellantur ». Cela est clair : pour les Gaulois, comme pour les Bretons, l’Armorique, Armor, c’étaient toutes les cités baignées par la mer, civitates qaœ Oceanum attingunt. Cependant Adrien de Valois et d’Anvillc, deux géographes éminents, ont paru croire que les Romains, à l’époque de la con- quête, appelaient plas particulièrement Armoricains les peuples situés entre la Seine et la Loire. Cette opinion se fonde sans doute sur un texte bien
connu d’Hirtius Mais, outre que ce texte n’a pas, à beaucoup près, la même valeur que les paroles toujours si précises de César, peut-être en force-ton un peu le sens. Quoi qu’il en soit, d’Anville reconnaît, et c’est là le point essentiel, que, depuis la fin du III siècle jusqu’au commencement du V, les mots traclus Armoricaniis et Nervicanus servaient à designer un vaste district militaire, qui comprenait tout le littoral gaulois, du Rhin à la Garonne, et dont le chef avait mission de repousser les attaques des pirates germains-. Ce fait admis, rien de plus facile à comprendre que l’erreur de la plupart des chroniqueurs et des hagiographes du moyen âge, qui, confondant l’Armoriquc du IV siècle avec la Bretagne de leur temps, crurent devoir faire aborder Maxime et ses Bretons sur les bords de la Rance [Rin- cius], tandis qu’un auteur contemporain affirme qu’ils prirent terre vers l’em- bouchure du Rhin.
Au V siècle s’opère une nouvelle modification : les limites de l’Armorique se resserrent, à la suite d’événements racontés en détail par Constance, le biographe de saint Germain d’Auxerre’, et auxquels le moine Eric fait allusion dans les vers suivants :
Gens inler eminos noiissima clauditur aiiines, Armoricana prius veleri cognomine dicta,
Torva , ferox, venlosa, procax, incaula, rebellis; etc.
Enfin ,au VI siècle, l’Armorique ne comprend plus que les deux diocèses de Rennes, de Nantes , et quelques cantons situés à l’est de la ville de Vannes. « Finalement, dit le docte d’Anviile, ce nom d’ Armorique s’est renfermé dans la Bretagne, après que les Bretons d’outre-mer, fuyant le joug des Saxons et des Angles,s’y furent établis.Le neuvième canon du concile tenu à Tours en 567 est remarquable par la distinction qu’il fait, dans cette «Armorique, des nouveaux habitants d’avec les anciens qui sont appelés Romains.
Il est très-remarquable, en effet, que le nom à l’Armoriciue et d’ Armoricains employé dans l’Histoire de Zosime, dans la Notice des dignités de l’Empire, dans le Panégyrique d’Avitus, dans la Vie de saint Germain d’Auxerrc par le prêtre Constance, etc. disparaisse, pour ainsi dire, et que, vers la fin du V siècle, puis au VI, Sidoine Apollinaire, Jornandès, Grégoire de Tourss, Marins d’Avenches, n’appellent plus que Britaniii les habitants d’une grande partie de la péninsule. Ce seul fait aurait dû suffire, ce semble, pour prouver à quelques écrivains de notre temps la fausseté d’un système qui veut que les Gallo-Romains des cités de Rennes et de Nantes-, décimés par la guerre et par les excès du fisc, aient absorbé les Bretons dont les flots couvraient le pays’.
Je m arrête ici, et, pour être plus clair, je me résume :
1. Les mots civitales Armoricœ s’appliquent, dans César, à toute la région
maritime de la Gaule.
2. Des géographes prétendent, à la vérité, que les Romains, lors de la
conquête, appelaient plus particulièrement Armorique la contrée située entre la Seine et la Loire. Mais il est certain que, vers la fin du III siècle, tout le littoral gaulois fut placé sous le commandement d’un général dont le district , nommé tractas Armoricanus et Nervicanas, s’étendaiLdes bords du Rhin à ceux de la Garonne. Il en était ainsi quand Maxime vint en Gaule, et de là la fable d’un royaume de la Petite-Bretagne, dès 383.
3. Au V siècle, l’Armorique ne comprend plus que la région située entre la Seine et la Loire : gens inter geminos clauditar amnes.
4. Au déclin du VI siècle , toute la région armoricaine , devenue franque
à l’exception de la pointe de terre occupée par les Bretons, perd son vieux nom. L’antique dénomination d’Armorique ne se retrouve plus que dans les livres de quelques clercs érudits, tels que Fortunat et saint Ouen.
.5. Dès la fin du VI siècle, le territoire occupé par les Bretons cesse d’être l’Armorique pour devenir la Bretagne. Dans le IX canon du concile de Tours, en 567, comme dans la Vie très-ancienne de saint Samson , les Armoricains, ou Gallo-Romains, sont nettement distingués des Bretons.
II.Des cités et des pagi, en général.
Selon la Notice des Provinces, la péninsule armoricaine comptait, au début du V siècle, les cités suivantes :
Civitas Redonum;
Civilas Nannetum;
Civitas Coriosotum ;
Civitas Venetum;
Civitas Osismiorum.
II. César et Strabon avaient attesté, quatre siècles auparavant, que les
cités de la Gaule et de la Bretagne se divisaient en plusieurs cantons ou pagi. On en comptait quatre dans la cité des Helvètes, autant dans celles des Bretons du Cantium et des Galates de l’Asie Mineure ». M. Guérard a donc pu soutenir, avec beaucoup de vraisemblance, que les pays du moyen âge représentent tantôt le territoire d’une ancienne cité gauloise, tantôt une partie seulement de ce territoire. Mais l’opinion du docte écrivain n’est vraie que partiellement, car il reconnaît qu’un grand nombre de pagi de l’ordre inférieur ont une origine beaucoup moins ancienne. Un certain nombre, en effet, ne prirent naissance qu’après l’établissement de la monarchie mérovingienne; d’autres s’étaient formés d’après la configuration
du soi ou en raison de certaines circonstances particulières dont il sera parié plus loin.
II. Rennes et Nantes, vers la fin de l’empire, formaient de grands pays (pagi majores), dont les limites étaient exactement celles des diocèses du même nom. Aussi, dans notre Cartulaire, les mots «in civitate, in pago, in ti episcopatu Nannetico vel Redonico,» désignent-ils la même circonscription. Dans la Vénétie occidentale, chez les Curiosoiiles et les Osismes, où les Bretons s’étaient établis, du V au VI siècle, les divisions politiques et ecclésiastiques s’organisèrent suivant d’autres règles. Mais dans ia Bretagne, comme dans les comtés gallo-francs de Rennes, de Nantes et de Vénétie orientale, il y avait, outre les grands pays, des districts d’un ordre inférieur, des pagi minores, dont l’origine, plus ou moins ancienne, était très diverse.
III. Le comté, comitatus.
Il existait, sous les Mérovingiens, dans les trois pays de Rennes, de Nantes et du Haut-Vannetais , des officiers nommés comtes, et dont l’autorité, à ia fois militaire et judiciaire, s’exerçait ou sur la totalité ou sur une partie du territoire des anciennes cités. Mais, chez les Bretons, les comtes n’avaient rien de commun avec ceux du pays franc, car, si les derniers, pour emprunter le langage de Dom Lobineau, étaient «des officiers « par commission , » les premiers , au contraire , étaient « les seigneurs héré- « ditaires des territoires placés sous leur dépendance » On pourra s’en convaincre en lisant les récils de Grégoire de Tours sur les comtes Cho- nober, Macliau, Budic et Waroch. Tous ces princes étaient, en elfet, de véritables petits souverains [regali) auxquels obéissaient, dans certaines li- mites, des chefs d’un rang inférieur, des princes de paroisses, ou mactyern, qui, eux aussi, transmettaient à leurs enfants, par héritage, et leur fonction et ia seigneurie où elle s’exerçait.
IV. La centaine, la vicairie ou viguerie, la plebs, la condita.
1. Quoique les comtes de Rennes, de Nantes et du Haut-Vannetais fussent administrés, au IX siècle, d’après les règlements établis par Charlemagne, il n’est fait mention que deux fois, dans notre Cartulaire, du petit district nommé centaine. La Centena Laliacensis était Laillé, paroisse peu considérable du diocèse de Rennes. Molac, paroisse aussi, mais située dans l’évêché de Vannes, formait l’autre centaine, d’où l’on peut inférer que, dans les deux pays, la centaine et la paroisse représentaient la même circonscription.
II La vicairie n’avait pas de limites plus étendues, car la Centena La- liacensis est aussi nommée vicaria. Dans la Cornouaille, la vicairie était, de même, assimilée au plou. Il faut dire, cependant, qu’il existait dans le pays de Rennes , au XI siècle , une villicatio qui s’étendait sur plusieurs paroisses. Mais cette villicatio exceptionnelle, qui embrassait tout le territoire de l’antique pagus du Désert, peut-elle être assimilée à la vicaria de l’époque carloingienne? Il y aurait beaucoup de bardiesse A l’affirmer.
III. Le mot plebs qui, dans les chartes des autres pays, indique une paroisse baptismale, offre en Bretagne un sens particulier. Chez les anciens Bretons le mol plonef désignait tout à la fois un territoire cultivé, une peuplade organisée, une paroisse. Les fugitifs du V siècle transportèrent naturellement le mot et l’institution sur le sol où ils venaient fonder une
patrie. Le chef de plou, princeps plebis , tyrannas, tyern, mactyern (car il portait ces divers noms), était ordinairement le fils, le neveu, le parent de quelque brenin insulaire, autour duquel s’était groupé un certain nombre de compatriotes fugitifs comme lui. Débarqué en Armorique avec ses compagnons, le mactyern devint le souverain d’une petite peuplade sur laquelle il exerça toute l’autorité d’un chef de clan des temps antiques. La Vie de saint Guénolé, écrite au IX siècle par Gurdestin abbé de Landévénec, renferme un curieux passage qui peint au vif la situation que je viens d’indiquer :
«Un homme illustre, de la race des rois de l’île, Fracan, ayant ouï dire « qu’il y avait encore, en Armorique, des forêts où fon pouvait vivre en paix, il monta sur un vaisseau avec un petit nombre des siens; et, favorisé par un bon vent de nord-ouest, il vint prendre terre dans la baie de Bréhec. «Delà, longeant le rivage, il découvrit un terrain d’une certaine étendue «et comme d’un seul tenant (quasi unius plebis). Des bois touffus l’entouraient de tous côtés, et non loin de là coulait un fleuve nommé Sanguis-. «Fracan s’établit avec sa petite tribu sur ce territoire, que rendaient fertile « les eaux de la rivière et dont le climat lui offrait toute sécurité. »
Or, ce coin de terre armoricaine, occupé, à la fin du V siècle, par Fracan finsulaire, s’appelle encore aujourd’hui Plou-Fracan , c’est-à-dire la tribu, le territoire, la paroisse de Fracan. Après cela, est-il besoin d’autres renseignements sur les pfoa de la Bretagne armoricaine?
IV. J’arrive maintenant aux condita, sur lesquels on a beaucoup disserté, mais sans rien établir de certain.
Les condita, dont il est parlé dans d’anciennes chartes de la Bretagne
du Maine, de l’Anjou el de la Touraine, ont-ils une origine civile ou ecclésiastique? En général, on croit que cette dénominalion territoriale équivaut à celle Ac finis ou de terminus. M. Guérard, entre autres, a soutenu cette opinion : l’expression condita désignerait, s’il faut l’en croire, une contrée, un canton, abstraction faite de tout rapport avec la topographie ecclésiastique. M. J. Desnoyers ne partage pas cet avis; l’origine ecclésiastique des condita lui semble un fait presque certain : c’était une subdivision topographique de diocèse. Quant aux mots plebs condita, l’auteur suppose qu’ils indiquaient une paroisse supérieure à la simple plebs, une église bâtie en pierre et plus vaste que les autres.
Aucune de ces assertions ne me paraît fondée.
Et d’abord, le mot condita, chez les Bretons, n’a jamais désigné un territoire plus étendu qu’un simple plou. Il suffît, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur cette liste complète des condita de notre Cartulaire
Condita Trehetwal- de Vannes. Trebetwal était un village de Ruffiac, au diocèse
Condita plebs de Bains – Bains même diocèse
Condita plebs Mullacam — Molac, ibid.
Condita plebs Placitum – Brains, ibid.
Condita plebs, vicus, Carantoer —Carantoir, ibid.
Condita plebs rufiac – Rufiac, ibid.
Condita plebs Rannac — Ranac, ibid.
Condita plebs Siz – Sixt, ibid
Condita plebs Cadoc vel caduc – Pleucadeuc, ibid.
Condita plebs Lubiacensis – Lusanger, dans le diocèse de Nantes.
Condita plebs Coiron — Couéron, ibid.
Condita plebs savannac – Savenay, ibid.
Condita Darwalensis – Derval, ibid.
Condita Alyam — Augan, au diocèse de Saint-Malo.
Condita Turricensis – Tourie au diocèse de Rennes.
Condita Wern – Guer, ibid.
Bains, Molac, Augan, Couéron, Savenay, Rufiac, Caranloir, Pleucadeuc
étaient, dès le IX siècle, des paroisses d’une certaine étendue. Mais je ferai remarquer que Lusanger, Trebetwal , Brains et Rannac n’avaient pas, à beaucoup près , la même importance, que les Condita Lubiacensis et Trehetwal étaient de simples trêves de Derval et de Ruffiac, et que Rannac et Placitam sont désignés, dans des chartes de 851 et 857, sous le nom de Plebiculœ.
On voit donc que le mot condita , chez les Bretons du moins, ne désignait ni un canton, ni même une paroisse considérable.
Quant à la liaison intime qui, selon M. J. Desnoyers, aurait existé entre les condita et certaines divisions ecclésiastiques, doyennés, archidiaconés,
archiprétrés, je déclare pour mon compte , n’en pas avoir trouvé la moindre
trace dans le Cartulaire de Redon. Aussi, après de longs tâtonnements, me suis-je arrêté définitivement à l’opinion que j’avais soutenue au congrès de Redon, en 1857, savoir, «que l’origine des condita est toute romaine et « militaire. » En effet , si l’on veut bien jeter un coup d’œil sur une carte de la Bretagne , on remarquera que les condita sont tous placés dans le voisinage de voies romaines, dont des tronçons ont été naguère retrouvés. M. Bizeul, l’infatigable archéologue, a constaté, par exemple, qu’un de ces antiques chemins traversait la paroisse de Ruffiac. D’autres vestiges ont été trouvés dans la forêt de Domnèche, qui faisait partie du territoire de Derval. Cette voie, connue dans le pays sous le nom caractéristique de
Chaussée à la Joyance, coupait, de l’est à l’ouest, la trêve de Lusanger [Condita Lubiacensis). A Bains, même observation : la voie romaine qui va à Lohéac, par les bourgs de Lieuron et de Saint-Marcellin , traverse la paroisse, du nord au midi, en laissant le bourg à un quart de lieue à l’ouest; elle passe aussi, selon M. Bizeul, sur la chaussée de l’étang dit de la Bataille. Le même archéologue affirme que la voie qui menait de Condate à Vorganiani. par Salis, entrait à Carentoir au sortir de Comblessac. Or, si ces données sont exactes, n’est-il pas vraisemblable que les condita datent de l’époque où les légions, longtemps cantonnées sur les bords du Rhin, durent occuper plusieurs contrées de l’intérieur? On sait que les historiens
de l’époque impériale appelaient condita mililana des greniers où les troupes romaines, qui ne traînaient pas après elles, comme les nôtres, d’immenses impedimenta, trouvaient des vivres, des fourrages, etc. ‘ Or, quoi d’étonnant que, dans la III Lyonnaise, alors le principal théâtre des ravages de la Bagaudie, les Romains aient jugé nécessaire d’établir, en plus grand nombre qu’ailleurs, des magasins de ravitaillement? Ce ne sont là, je me hâte de le reconnaître, que de simples inductions. Mais à de pures hypothèses j’ai cru
pouvoir opposer une opinion qui s’appuie du moins sur des faits, et qui. peut-être, ne paraîtra pas sans. quelque valeur, quand on relira ce peu de lignes de notre incomparable du Gange : «Nescio an vox hœc icondita) sit » ab horreorum conduis, ita ut sic appellata fuerint loca in quibus illa eranl. »quae horre afs calia dicunturin1. 16God.Tbeod.deSuscepior.(12,6),cuti jus modi erant in provinciis cpiorum meminit Ammianus, Hb. XXVIII, «p. 385, éd. Valesii^ )).
V. La commote, compot; la trêve, le village, tref, tribus, villa, kaer, bot.
La cité des Helvètes, divisée, selon César, en quatre pagi, renfermait quatre cents vici et douze oppida. Or, je trouve la trace certaine de cette antique division territoriale chez les Bretons insulaires , ces religieux gardiens des coutumes paternelles.
« Avant la conquête du royaume de Londinium par les Saxons, le Brenin Dunwallon y avait établi des règlements d’une sagesse incomparable. Ces
règlements étaient encore en vigueur du temps d’Hoel le Bon ,fils de Cawdell, qui, toutefois, dut modifier et même abolir certains usages. Mais «quant aux divisions de la terre, il les laissa telles qu’elles étaient sous «le prince Dunwallon qui avait mesuré tout le pays, calculé la longueur de «ses chemins, établi la somme de ses produits’. La mesure du pouce avait «été basée sur la longueur de trois grains d’orge; trois pouces faisaient une «palme; trois palmes un pied; trois pieds un pas; trois pas un saut; trois «sauts un sillon [erw).il y avait quatre crws dans chaque tyddyn^; quatre tyddyn dans chaque randir; quatre randirs dans chaque javael’^; quatre javael dans chaque trêve ou village; douze maneols, plus deux trêves, «dans chaque commote. Deux commoles formaient un cantref, c’est-à-dire «une réunion de cent villages ».»
Cette division , d’une régularité si étrange, paraît impraticable. Cependant il est certain qu’elle a été longtemps en vigueur dans le pays de Galles, en Irlande, et qu’elle a été introduite dans l’Armorique, au VI siècle, par les Bretons fugitifs. Les mots ran, partage de terre; compot, commote (moitié du caniref); tref, village; ces mots, souvent inscrits dans le Cartulaire de Redon, attestent que les Bretons y firent dominer les cou- tumes de leur pays. Mais jusqu’à quel point ces usages durent-ils se modifier en passant sur le continent? La commote se composa-telle toujours de cinquante trêves ou villages? Ces trêves restèrent-elles ce qu’elles étaient dans l’ile? Je ne puis le dire; mais il est certain que la commote du pays
de Redon renfermait, elle aussi, un certain nombre de trêves ou de villae . » Vendidimus rem proprietatis nostra Ran Judwallon , silani in jago «nuncupante Broweroc, in condita plèbe Carantoerensi, in compoto Bachin, i in villa qux vocatur Treb Arail. »
En général, les mots villa et villaris s’employaient, au IX siècle, pour désigner un petit village, un hameau, avec leur territoire. Dans le pays breton, les mots ker, bot, ran, avaient aussi cette signification.
De même qu’il existait cbez les Francs de grands villages se composant de plusieurs villœ, ou domaines, il y avait, chez les Bretons, des trêves qui renfermaient plusieurs hameaux. Ces trêves, lorsqu’on y avait bâti des églises, formaient de petites paroisses rurales. Voici, par exemple, quelques détails caractéristiques sur la fondation de la trêve de Landrévarzec , l’une des plus anciennes du diocèse de Cornouaille
:
«Vers le même temps (au VI siècle), Hartbuc, venu d’outre-mer, acheta «du roi Gradlon, au prix de 300 sous d’argent, une trêve ayant vingt-deux «villages et située dans le ploa de Britbiac; et, comme cet homme n’avait « ni fils ni parents, il recommanda sa personne et ses biens au comte GradIon.Après la mort de Harthoc,moi,Gradlon,j’ai recueilli cette terre,nommée la trêve de Harthoc , avec toutes ses dépendances, prés, bois, eaux , terres «cultivées ou non cultivées, et j’en ai fait don à Saint-Guénolé, pour payer «les frais de ma sépulture et de mon tombeau. »
De nos jours encore, la réunion de deux ou trois maisons constitue ce qu’on appelle, en basse Bretagne, un village.